Critiques

Les employés : Croire en l’avenir, vraiment ?

© Simon Gauthier

D’abord concepteur lumière, scénographe, puis metteur en scène, Cédric Delorme Bouchard apparaît comme un créateur d’avenir, chercheur de nouvelles formes et expressions scéniques. Il nous ramenait récemment (en février à l’Usine C) à la fin du 19e siècle, en élaborant un rituel sombre mais évocateur à partir d’une courte pièce de l’auteur flamand Maurice Maeterlinck, intitulée Intérieur ; cette fois, dans un registre totalement différent, il nous convie à un voyage interstellaire futuriste, en adaptant pour la scène le roman Les employés de l’écrivaine danoise Olga Ravn. S’il aborde à présent ces œuvres littéraires, après des spectacles plutôt basés sur la danse et la musique (Lamelles, Dispositif, Le Vaisseau-Cœur), l’artiste poursuit sa démarche d’exploration de la lumière, du mouvement des interprètes dans l’espace, du son.

On ne peut pas s’y tromper : nous sommes ici dans un univers de science-fiction, extrêmement dépaysant. La fable nous entraîne sur un vaisseau spatial, le 6000e d’une compagnie au fonctionnement totalitaire, dans un futur lointain, à des millions d’années-lumière de la Terre. Parmi le personnel de l’entreprise, les humain·es se souviennent de leur enfance, de la vie sur leur planète d’origine, qui leur inspire beaucoup de nostalgie et qu’ils et elles croient ne jamais pouvoir retrouver. Puis, il y a « les ressemblants », des collègues créé·es à leur image, dont les performances au travail ne sont pas toujours parfaites, mais qui n’ont pas besoin de se reposer, ne meurent pas, ne nécessitant que des mises à jour régulières pour fonctionner.

D’emblée, la scène s’ouvre sur un noir complet, lorsque tombe tout à coup du plafond un jet de lumière rouge, droit et immobile, alors que la voix enregistrée de Lise Roy décrit l’état d’esprit de ces êtres humains, qui se réunissent entre eux pour s’apitoyer sur leurs malheurs en chuchotant. Par changements brusques, à tour de rôle, d’autres rayons lumineux remplacent le premier, d’autres voix soliloquent, alternent avec celles des ressemblants, qui s’interrogent sur les sentiments humains, sur ce qui différencie les un·es des autres. On sent de la part des deux clans un véritable intérêt pour leurs vis-à-vis, voire une fascination. Dans cette pénombre peuplée de présences vocales, apparaissent progressivement des silhouettes se mouvant avec une extrême lenteur, autour et entre les traits rouges du laser, unique source lumineuse.

© Simon Gauthier

Une esthétique soignée

Ce dispositif de rayons laser se révèle l’idée centrale de cette œuvre scénique, amalgamée à une bande sonore omniprésente : musique machinale et grondements sourds incessants, superposés aux voix préenregistrées, finissent par saturer notre espace mental. Malgré le travail d’énonciation réussi des acteurs et des actrices qui s’y prêtent, il devient difficile de garder son attention sur le texte, qui prend beaucoup de place tout en étant monocorde. Les gestes lents des interprètes, qui par moments s’apparentent à une danse qu’on pourrait rapprocher du butō, ne nous éclairent pas sur la nature de leurs fonctions au sein de ce vaisseau spatial, sur le travail qui les occupe entièrement et sur la finalité de l’ensemble. Des questions pertinentes sont posées sur le sort de l’humanité, sur l’avenir qui se dessine, mais le tout reste insaisissable. Et puis, il faut bien le dire, difficile de s’attacher à ces « personnages » qui n’en sont pas, et à ce monde du futur qui n’a rien pour nous réjouir…

Il y a bien une montée dramatique, des tensions surgissent et s’amplifient au sein du groupe d’employé·es, jusqu’à une crise existentielle qui mettra en cause la survie de l’équipage entier, cependant la petite heure que dure cette obscure cérémonie finit par paraître longue, hélas ! L’esthétique est pourtant soignée, la maîtrise visuelle, impeccable. C’est l’arrimage avec les mots, dirait-on, qui montre ses lacunes. Cédric Delorme Bouchard et ses complices de création ont tout de même le grand mérite de nous emmener ailleurs, de proposer des univers inattendus et une approche audacieuse qui ne se dément pas d’une production à l’autre. Cette nouvelle œuvre témoigne de leur engagement envers l’expérimentation et la recherche, c’est beaucoup, même si les résultats escomptés ne sont pas toujours atteints.

Les employés

Adaptation du roman d’Olga Ravn : William Durbau et Cédric Delorme-Bouchard. Mise en scène, lumière et scénographie : Cédric Delorme-Bouchard. Dramaturgie : William Durbau. Assistance à la mise en scène : Sabrina Dupras. Conception sonore et musique originale : Simon Gauthier, avec la participation du groupe Cydemind. Conception du mouvement : Danielle Lecourtois. Conception des costumes : Camille Jupa. Avec Mélanie Chouinard, Jennyfer Desbiens, Myriam Foisy, Jonathan Malenfant et Alexis Trépanier, et les voix d’Alex Bergeron, Marie-Anick Blais, Mélanie Chouinard, Nathalie Claude, Luc Martial Dagenais, Jennyfer Desbiens, Nadia Desroches, Alain Fournier, Gabrielle Lessard, Jonathan Malenfant, Sébastien René, Emanuel Robichaud et Lise Roy. Une production de Chambre Noire, présentée à La Chapelle Scènes Contemporaines jusqu’au 12 avril 2022.