Critiques

Cabaret noir : Valeur absolue

© Sophie El Assaad

Ce spectacle est né de l’urgence, celle ressentie par Mélanie Demers dans la foulée de la mort de George Floyd et de l’émergence du mouvement Black Lives Matter. Terrain d’expérimentations au départ, son Cabaret noir s’est muté en prise de parole nécessaire, celle d’un groupe d’artistes noir·es québécois·es qui se reconnaissent et se retrouvent pour énoncer une spécificité.

La formule cabaret, au théâtre comme en danse ou même en cirque, permet aux créateurs et aux créatrices d’explorer de multiples avenues en parallèle de leur champ d’expertise principal. La chorégraphe Mélanie Demers se fait, dans Cabaret noir, metteuse en scène avec la grâce et l’intelligence qu’on lui connaît, tout en s’entourant de collègues qui n’ont pas peur de plonger afin de distendre ce qu’on nomme la « zone de confort ». Avec un but commun : s’éloigner des clichés et des idées reçues à propos de l’identité des personnes noires. 

Le spectacle s’ouvre sur une sorte de cabaret littéraire, où les interprètes lisent des extraits de textes d’autrices et d’auteurs comme Frantz Fanon, Toni Morrison, James Baldwin, bell hooks, Dany Laferrière, Chimamanda Ngozie Adichie, Rodney Saint-Éloi et Maya Angelou. Cette excellente mise en bouche est suivie de numéros hétéroclites mettant en valeur les talents multidisciplinaires des six membres de la troupe. 

On assiste ainsi aux performances du concepteur de lumières Paul Chambers, qui campe un rôle de la comédie musicale Jesus Christ Superstar, et de la talentueuse danseuse Stacey Désilier qui montre l’étendue de sa palette gestuelle, allant du hip-hop aux ballets jazz et classique. Impossible de résumer tout ce qui éclate et vibre sur scène pendant 90 minutes entre les références à Billie Holiday, Nina Simone et Kanye West, en passant par des extraits de films de Spike Lee, de la télésérie Lance et compte et de la pièce Othello de Shakespeare.

© Cloé Pluquet

 

Musique omniprésente

La mise en scène évite les temps morts en meublant de musique l’espace entre les divers numéros et en construisant un crescendo esthétique allant du plus épuré au spectaculaire, et trouvant écho dans les changements apportés à la scénographie et aux costumes. Soulignons tout de même quelques moments forts, pour ne pas dire renversants, créés par les polyvalent·es interprètes Vlad Alexis, Florence Blain Mbaye et Anglesh Major dans des numéros dénonçant le racisme systémique québécois, entre autres. 

En maîtresse de cérémonie qui ne se fait aucunement encombrante, Mélanie Demers relance l’action, commente, applaudit. Elle nous livre surtout un message qui devrait, en 2022, relever de l’évidence quand on parle de couleurs, au sens propre et figuré : « contraire du blanc, le noir est en fait son égal en valeur absolue puisqu’il peut comme lui se situer aux deux extrémités de la gamme chromatique ». 

S’il y a du gris dans ce tableau, il vient du fait que le spectateur ou la spectatrice aura l’impression de rester quelque peu à l’écart du cercle d’artistes complices qui finissent le spectacle dans une fête arrosée de rhum Barbancourt et de poulet grillé. C’est voulu et réalisé avec humour, ceci dit. 

Voilà donc une pièce décoloniale démontrant l’existence d’un « code noir », dont parle Mélanie Demers dans le très beau livret du spectacle, soit une forme de détection de la souffrance que seul·es les membres des communautés racisées peuvent comprendre puisqu’il est la conclusion de siècles d’esclavage, de discrimination et de violence. « Nous savons quelque chose que personne d’autre ne sait », écrit la metteuse en scène. Quelque chose comme une force indomptable et… admirable ! 

Cabaret noir

Idéation, mise en scène et chorégraphie : Mélanie Demers avec la collaboration des interprètes. Dramaturgie : Angélique Willkie. Direction des répétitions : Anne-Marie Jourdenais. Lumières : Paul Chambers. Musique : Anglesh Major et Florence Blain Mbaye. Montage musical : Anglesh Major. Costumes : Sophie El Assaad. Direction technique : Samuel Thériault. Avec Vlad Alexis, Florence Blain Mbaye, Paul Chambers, Stacey Désilier, Mélanie Demers et Anglesh Major. Une coproduction de Mayday, de l’Agora de la danse, du Groupe de la Veillée et du Théâtre français du CNA, présentée à l’Agora de la danse jusqu’au 16 avril 2022.