Critiques

Titre(s) de travail : Juliette ou la quatrième gorgone

© Carla Chable de la Héronnière

Une ronde d’auditions pour trouver celle qui incarnera Juliette dans une énième mouture de la fameuse romance italienne de William Shakespeare devient prétexte à une création éclatée et fantasmagorique, un véritable défouloir pour quatre jeunes comédiennes.  Leur pièce, produite par la compagnie Carte Blanche, puise à leur propre vécu et au théâtre d’Antonin Artaud, flirte avec la théorie de la Jeune-Fille de Tiqqun, tout en intégrant la signature du metteur en scène Christian Lapointe, avec qui elles partagent le plateau.

À l’entrée du public dans la salle du Théâtre Périscope, la captation vidéo d’une silhouette composée de plusieurs accessoires posés au sol passe en boucle sur le grand écran en fond de scène. Voile blanc, crinoline, bottes d’armée, cagoule en guise de visage et justaucorps de mannequin de simulation d’impact (crash test dummy) pour évoquer le corps : le collage filmé en plongée rappelle celui de Nature morte dans un fossé, première mise en scène de Christian Lapointe pour Carte blanche (à l’époque le Théâtre Blanc) dans le même théâtre en 2009. L’assemblage d’alors représentait une étudiante assassinée, objet d’une enquête-oraison à six voix. La pièce de Fausto Paravidino se voulait une radiographie sociale de ce qui ronge notre époque. La mise en scène lui donnait corps avec des rebuts alimentaires et une collection d’accents québécois, anglophone et acadien.

On retrouve, 13 ans plus tard, dans Titre(s) de travail, la même volonté de disséquer les relations toxiques d’une jeune fille fauchée par « l’amour ». Juliette, rôle de jeune première désiré et honni, « qui attend, qui soupire, qui pleure, qui doute et qui se tue », pour paraphraser les créatrices, est une statue à déboulonner et une figure à émanciper. Seulement, les quatre comédiennes ne veulent pas se contenter d’une Juliette « un peu moins soumise ». Elles veulent qu’elle se métamorphose en monstre débarrassé des diktats de la beauté et de la féminité véhiculés dans les pages glacées des magazines et qu’elle prenne son destin en main. Elles piratent l’audition pour présenter, dans un drap qui les transforme en gorgone à quatre têtes, une Juliette complexe, politisée et enflammée.

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D’Ophélie(s) à Juliette(s)

Avec OPHÉLIEs, présenté au Mois de la poésie en 2021, Marie-Ève Lussier-Gariépy et Odile Gagné-Roy se sont déjà intéressées, avec leur collectif La bouche_La machine, à une autre amoureuse sacrifiée du théâtre shakespearien. On ne se trouve pas ici devant des comédiennes qui se donnent comme de la pâte à modeler entre les mains du metteur en scène et qui se contentent de sourire et de se taire. Le vernis de leur formation à l’école de théâtre, qu’elles ne se gênent pas pour remettre en question, craque, et leur parole jaillit en flots libérateurs.

Leur discours a ceci d’intéressant qu’il s’enveloppe d’autodérision, d’humour acéré et de décalages aussi festifs que grinçants. En une série de scènes identifiées par des citations ou des concepts clés, elles se livrent sur tous les tons et les niveaux de langage (parfois plusieurs dans la même phrase). Élément structurant d’un théâtre total, le texte s’arrime à une pléiade de procédés de distanciation et de facteurs d’étrangeté. Notons des effets stroboscopiques, des corps-marionnettes, des voix amplifiées, de la musique dansante pendant une scène tragique, les fonctions de chacune des interprètes inscrites sur des t-shirts. Vêtue d’un chandail où il est indiqué « Quota de diversité », la comédienne Natalie Fontalvo expose que, pour elle, qui est d’origine colombienne, les rôles des grands classiques n’ont rien d’universel et de révélateur pour parler – voire s’approprier – les drames actuels.

Dans cette déferlante d’expérimentations qui secouent les sens, plusieurs scènes touchent leur cible. Les interventions du metteur en scène Quatre, joué par Lapointe, condescendant à souhait, la scène où Lauren Hartley verbalise tout ce à quoi elle pense pendant une représentation, l’entretien d’après-spectacle (pendant le spectacle), mené par Marie-Ève Lussier-Gariépy, sont savoureux. D’autres, comme le numéro de rap qui donne l’impression de se trouver devant une improvisation à la manière de La Fin des faibles, sont « moins abouties » dirons-nous par politesse.

Au début de cet exercice théâtral, lorsque les consignes d’usage s’affichent sur l’écran en fond de scène, on peut lire à peu près : « Les sorties de secours… vous les voyez, non ? Au pire vous prendrez feu. C’est pour ça, après tout, que vous êtes venus au théâtre. » À la fin de la représentation, si la salle qu’on quitte n’est pas tout à fait un brasier fumant, on sort tout de même avec quelques braises qui ne manqueront pas de rougeoyer au cours des prochaines semaines. Au fil des dévoilements de saison et devant les inévitables relectures shakespeariennes qui s’y trouveront, plusieurs phrases de Titre(s) de travail critiquant l’ordre établi et les habitudes du milieu théâtral nous reviendront certainement en tête.

Titre(s) de travail

Texte, conception et interprétation : Natalie Fontalvo, Odile Gagné-Roy, Lauren Hartley, Christian Lapointe et Marie-Ève Lussier-Gariépy. Mise en scène et direction de création : Christian Lapointe. Assistance à la mise en scène : Lauriane Charbonneau. Lumière : Martin Sirois. Costumes et accessoires : Julie Lévesque. Une production de Carte blanche, présentée au Théâtre Périscope jusqu’au 7 mai 2022.