Il est partout et nulle part à la fois. Il peut s’avérer apaisant ou douloureux, bénéfique ou cruel, empreint de compassion ou de trahison. Il fait rire et pleurer. Il est parfois nécessaire, parfois blessant. Au théâtre, il s’immisce, s’impose. Il est grandiose et discret à la fois, intime mais rassembleur. Vertigineux. Complexe. Le silence est inévitable.
Sur scène, le silence est quelque chose d’extrêmement puissant, malgré l’aura de vulnérabilité qui l’entoure. Lorsque le mandat de codiriger ce dossier nous a été confié, il allait de soi, pour Sophie Pouliot et moi, d’intégrer à notre processus l’apport de la comédienne Debbie Lynch-White, qui s’est récemment penchée sur cette thématique lors d’un projet de maîtrise. Pour notre plus grand bonheur, elle a accepté de rédiger un texte en plus de contribuer à l’idéation du dossier. Dans le mémoire qu’elle a déposé en septembre 2021, intitulé L’Écriture du silence au théâtre : pour une expérience sensible de l’interprète impressionniste, l’actrice s’est questionnée sur la façon dont la structure de l’écriture dramatique peut influencer l’expérience sensible d’un ou d’une interprète. Lors de ses explorations en laboratoire de recherche, elle a remarqué rapidement les effets suscités par l’absence de parole. Elle raconte : « Dans de longs moments de silence, j’observais des gens qui étaient inconfortables. À d’autres moments, toujours silencieux, tout le monde était très absorbé. C’est fascinant de réaliser à quel point le silence peut être déstabilisant. »
Platonov amour haine et angles morts, d’après Anton Tchekhov, traduction d’André Markowicz et de Françoise Morvan, version québécoise de Michel Tremblay, mise en scène par Angela Konrad, présentée au Théâtre Prospero en novembre et en décembre 2021. Sur la photo : Debbie Lynch-White. © Vivien Gaumand
Silence parlant
Comme elle a été marquée par certains silences auxquels elle a assisté au théâtre et par d’autres qu’elle a elle-même interprétés au courant de sa carrière de comédienne, le choix de ce sujet, lorsqu’elle s’est lancée dans le processus de la maîtrise, s’est imposé : « C’était un grand paradoxe pour moi parce que je gère très mal l’absence de mots au quotidien. Je suis toujours celle qui va parler pour combler le vide. Or, bien que le silence me rende très nerveuse et inconfortable par moments dans la vie, dans mon métier et comme spectatrice, il me fascine, je l’adore », raconte-t-elle.
Au fil de son parcours, Debbie Lynch-White a eu la chance d’incarner des rôles qui lui ont offert un contact privilégié avec le silence. « Avec ma compagnie, le Théâtre du Grand Cheval, nous avons créé la pièce Chlore, qui fut initialement présentée à La Licorne en 2012. J’y jouais une tétraplégique qui s’exprimait uniquement par clignements d’yeux. C’est la première fois que j’ai dû explorer le silence à ce point. J’ai adoré ça. Plus tard ont suivi sept ans d’Unité 9, une télésérie dans laquelle j’interprétais Nancy Prévost, un personnage de peu de mots. Ça a été pour moi un immense laboratoire de précision des gestes et des regards. Je considère que ce personnage-là ne parlait pas moins parce qu’il avait moins de répliques. »
Bien que le silence soit fréquemment associé à la solitude, Debbie Lynch-White le perçoit, au théâtre, comme quelque chose d’extrêmement rassembleur. « C’est ce qui fait qu’on respire tous et toutes ensemble. Pour moi, les silences grondent tout le temps et donnent accès à des mouvements souterrains, enfouis. J’ai l’impression qu’on se souvient plus souvent du silence que de la parole. Il y a une charge émotive qui l’accompagne, qui, moi, me reste, me marque. Il peut provoquer des questionnements. Il peut, tout d’un coup, t’aspirer, te captiver. Pour moi, le silence, c’est tout : tout ce qu’on tait, tout ce que le personnage camoufle. Le silence, c’est avoir accès au non-dit, au sous-texte, à la vulnérabilité de l’interprète. Je trouve que le silence parle encore plus que les mots. »
Chlore, texte et mise en scène de Florence Longpré, en collaboration avec Nicolas Michon, présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en janvier et en février 2014. Sur la photo : Debbie Lynch-White. © Aude Vanlathem
Exposer le silence
Armées des suggestions de l’actrice, Sophie et moi avons souhaité élaborer un dossier diversifié, abordant notre sujet selon ses différentes définitions et dans la pluralité de ses relations avec la scène. Nous voulions parler des possibilités qu’il offre, des univers dans lesquels il se glisse, des interrogations qu’il engendre, des solutions qu’il amène, des problèmes qu’il occasionne. Nous avions à cœur de le faire rayonner dans toute sa richesse, sa complexité et ses subtilités.
Comment le silence peut-il affecter la sensibilité des comédien·nes, celle du public et la relation entre les deux ? C’est ce qu’explore le texte de Debbie Lynch-White, qui rend compte des concepts d’interprète impressionniste, de coprésence et de spectateur actif et spectatrice active, qu’elle a développés dans le contexte de son mémoire-création.
Le silence peut du reste avoir plusieurs origines. Au théâtre, autant chez le public que chez les artistes, les enjeux liés à la surdité sont nombreux. Estelle Bourbon s’y est intéressée et est allée à la rencontre de Jennifer Manning et de Hodan Youssouf, deux comédiennes faisant partie de l’Œil éveillé, un collectif d’artistes sourd·es.
Caroline Mangerel signe, quant à elle, un article sur l’écriture du silence, sur les multiples formes dramaturgiques à travers lesquelles il prend vie, sur ce que chacune d’elles implique. Que véhiculent une ellipse, un non-dit, des points de suspension ? De l’époque antique à l’ère contemporaine, comment les textures du silence ont-elles évolué ?
Pour ma part, j’ai interrogé Francine Alepin, une artiste et pédagogue qui consacre sa vie au mime depuis plus de 40 ans. Quelle place revient à cet art de gestes sur la scène théâtrale contemporaine ? Est-il voué à disparaître ? Pas selon celle qui croit fermement à la puissance de cette discipline et aux possibilités uniques qu’offre le langage du corps.
Les manifestations du silence sur scène se sont bien développées au fil du temps. Dans son article, Enzo Giacomazzi résume la métamorphose que celui-ci a subie au théâtre. Si, jadis, on l’associait uniquement au texte, il se traduit désormais aussi à travers la mise en scène, ce qui créa une polémique opposant le théâtre d’images à celui des mots lors du Festival d’Avignon en 2005.
Un sentiment d’impuissance peut également être lié à l’absence de paroles. C’est d’ailleurs de là qu’est né le butō, un hybride entre le théâtre et la danse puisant ses sources dans la douleur du silence. Philippe Mangerel expose les multiples couches de sens que porte cet art japonais issu des années 1960 et relate l’évolution de celui-ci à travers le métissage de ses formes et son immixtion dans des œuvres contemporaines.
Si la violence peut réduire au silence, elle peut aussi déclencher une volonté ardente de prendre la parole. Dans leur texte, Tatiana Zinga Botao et Alizée Pichot mettent en lumière comment certaines voix ont été étouffées. Comment désapprendre à rester silencieux et silencieuses devant des questions qu’on a trop longtemps tues ? Comment faire résonner sa voix à travers la masse normative de l’industrie culturelle québécoise ?
Il va sans dire que les réflexions entourant le vaste univers du silence sont nombreuses. Le vrai silence existe-t-il réellement ? Comment l’approche-t-on lorsque son métier est de jouer avec les sons ? C’est ce à quoi répond, notamment, le texte de Marie-Laurence Marleau, qui s’est entretenue avec des concepteurs et conceptrices sonores tel·les que Nancy Tobin, Joël Lavoie, Diego Bermudez Chamberland et Gaspard Philippe, qui décrivent leur vision du silence scénique.
Bref, dans ce dossier, comme sur scène, le silence est vaste, le silence est partout, le silence est parlant.
Il est partout et nulle part à la fois. Il peut s’avérer apaisant ou douloureux, bénéfique ou cruel, empreint de compassion ou de trahison. Il fait rire et pleurer. Il est parfois nécessaire, parfois blessant. Au théâtre, il s’immisce, s’impose. Il est grandiose et discret à la fois, intime mais rassembleur. Vertigineux. Complexe. Le silence est inévitable.
Sur scène, le silence est quelque chose d’extrêmement puissant, malgré l’aura de vulnérabilité qui l’entoure. Lorsque le mandat de codiriger ce dossier nous a été confié, il allait de soi, pour Sophie Pouliot et moi, d’intégrer à notre processus l’apport de la comédienne Debbie Lynch-White, qui s’est récemment penchée sur cette thématique lors d’un projet de maîtrise. Pour notre plus grand bonheur, elle a accepté de rédiger un texte en plus de contribuer à l’idéation du dossier. Dans le mémoire qu’elle a déposé en septembre 2021, intitulé L’Écriture du silence au théâtre : pour une expérience sensible de l’interprète impressionniste, l’actrice s’est questionnée sur la façon dont la structure de l’écriture dramatique peut influencer l’expérience sensible d’un ou d’une interprète. Lors de ses explorations en laboratoire de recherche, elle a remarqué rapidement les effets suscités par l’absence de parole. Elle raconte : « Dans de longs moments de silence, j’observais des gens qui étaient inconfortables. À d’autres moments, toujours silencieux, tout le monde était très absorbé. C’est fascinant de réaliser à quel point le silence peut être déstabilisant. »
Platonov amour haine et angles morts, d’après Anton Tchekhov, traduction d’André Markowicz et de Françoise Morvan, version québécoise de Michel Tremblay, mise en scène par Angela Konrad, présentée au Théâtre Prospero en novembre et en décembre 2021. Sur la photo : Debbie Lynch-White. © Vivien Gaumand
Silence parlant
Comme elle a été marquée par certains silences auxquels elle a assisté au théâtre et par d’autres qu’elle a elle-même interprétés au courant de sa carrière de comédienne, le choix de ce sujet, lorsqu’elle s’est lancée dans le processus de la maîtrise, s’est imposé : « C’était un grand paradoxe pour moi parce que je gère très mal l’absence de mots au quotidien. Je suis toujours celle qui va parler pour combler le vide. Or, bien que le silence me rende très nerveuse et inconfortable par moments dans la vie, dans mon métier et comme spectatrice, il me fascine, je l’adore », raconte-t-elle.
Au fil de son parcours, Debbie Lynch-White a eu la chance d’incarner des rôles qui lui ont offert un contact privilégié avec le silence. « Avec ma compagnie, le Théâtre du Grand Cheval, nous avons créé la pièce Chlore, qui fut initialement présentée à La Licorne en 2012. J’y jouais une tétraplégique qui s’exprimait uniquement par clignements d’yeux. C’est la première fois que j’ai dû explorer le silence à ce point. J’ai adoré ça. Plus tard ont suivi sept ans d’Unité 9, une télésérie dans laquelle j’interprétais Nancy Prévost, un personnage de peu de mots. Ça a été pour moi un immense laboratoire de précision des gestes et des regards. Je considère que ce personnage-là ne parlait pas moins parce qu’il avait moins de répliques. »
Bien que le silence soit fréquemment associé à la solitude, Debbie Lynch-White le perçoit, au théâtre, comme quelque chose d’extrêmement rassembleur. « C’est ce qui fait qu’on respire tous et toutes ensemble. Pour moi, les silences grondent tout le temps et donnent accès à des mouvements souterrains, enfouis. J’ai l’impression qu’on se souvient plus souvent du silence que de la parole. Il y a une charge émotive qui l’accompagne, qui, moi, me reste, me marque. Il peut provoquer des questionnements. Il peut, tout d’un coup, t’aspirer, te captiver. Pour moi, le silence, c’est tout : tout ce qu’on tait, tout ce que le personnage camoufle. Le silence, c’est avoir accès au non-dit, au sous-texte, à la vulnérabilité de l’interprète. Je trouve que le silence parle encore plus que les mots. »
Chlore, texte et mise en scène de Florence Longpré, en collaboration avec Nicolas Michon, présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en janvier et en février 2014. Sur la photo : Debbie Lynch-White. © Aude Vanlathem
Exposer le silence
Armées des suggestions de l’actrice, Sophie et moi avons souhaité élaborer un dossier diversifié, abordant notre sujet selon ses différentes définitions et dans la pluralité de ses relations avec la scène. Nous voulions parler des possibilités qu’il offre, des univers dans lesquels il se glisse, des interrogations qu’il engendre, des solutions qu’il amène, des problèmes qu’il occasionne. Nous avions à cœur de le faire rayonner dans toute sa richesse, sa complexité et ses subtilités.
Comment le silence peut-il affecter la sensibilité des comédien·nes, celle du public et la relation entre les deux ? C’est ce qu’explore le texte de Debbie Lynch-White, qui rend compte des concepts d’interprète impressionniste, de coprésence et de spectateur actif et spectatrice active, qu’elle a développés dans le contexte de son mémoire-création.
Le silence peut du reste avoir plusieurs origines. Au théâtre, autant chez le public que chez les artistes, les enjeux liés à la surdité sont nombreux. Estelle Bourbon s’y est intéressée et est allée à la rencontre de Jennifer Manning et de Hodan Youssouf, deux comédiennes faisant partie de l’Œil éveillé, un collectif d’artistes sourd·es.
Caroline Mangerel signe, quant à elle, un article sur l’écriture du silence, sur les multiples formes dramaturgiques à travers lesquelles il prend vie, sur ce que chacune d’elles implique. Que véhiculent une ellipse, un non-dit, des points de suspension ? De l’époque antique à l’ère contemporaine, comment les textures du silence ont-elles évolué ?
Pour ma part, j’ai interrogé Francine Alepin, une artiste et pédagogue qui consacre sa vie au mime depuis plus de 40 ans. Quelle place revient à cet art de gestes sur la scène théâtrale contemporaine ? Est-il voué à disparaître ? Pas selon celle qui croit fermement à la puissance de cette discipline et aux possibilités uniques qu’offre le langage du corps.
Les manifestations du silence sur scène se sont bien développées au fil du temps. Dans son article, Enzo Giacomazzi résume la métamorphose que celui-ci a subie au théâtre. Si, jadis, on l’associait uniquement au texte, il se traduit désormais aussi à travers la mise en scène, ce qui créa une polémique opposant le théâtre d’images à celui des mots lors du Festival d’Avignon en 2005.
Un sentiment d’impuissance peut également être lié à l’absence de paroles. C’est d’ailleurs de là qu’est né le butō, un hybride entre le théâtre et la danse puisant ses sources dans la douleur du silence. Philippe Mangerel expose les multiples couches de sens que porte cet art japonais issu des années 1960 et relate l’évolution de celui-ci à travers le métissage de ses formes et son immixtion dans des œuvres contemporaines.
Si la violence peut réduire au silence, elle peut aussi déclencher une volonté ardente de prendre la parole. Dans leur texte, Tatiana Zinga Botao et Alizée Pichot mettent en lumière comment certaines voix ont été étouffées. Comment désapprendre à rester silencieux et silencieuses devant des questions qu’on a trop longtemps tues ? Comment faire résonner sa voix à travers la masse normative de l’industrie culturelle québécoise ?
Il va sans dire que les réflexions entourant le vaste univers du silence sont nombreuses. Le vrai silence existe-t-il réellement ? Comment l’approche-t-on lorsque son métier est de jouer avec les sons ? C’est ce à quoi répond, notamment, le texte de Marie-Laurence Marleau, qui s’est entretenue avec des concepteurs et conceptrices sonores tel·les que Nancy Tobin, Joël Lavoie, Diego Bermudez Chamberland et Gaspard Philippe, qui décrivent leur vision du silence scénique.
Bref, dans ce dossier, comme sur scène, le silence est vaste, le silence est partout, le silence est parlant.