De ces Graces de Silvia Gibaudi, trois interprètes sont gracieux, l’autre est grasse. Que faire de ces rêves de danse, généralement féminins, que les corps impropres à la grâce mais fluides décident de montrer sur la scène, longtemps réservée aux corps toniques et fluets du ballet classique ? Gribaudi y répond en personne, depuis 2004, au sein de la compagnie de danse qu’elle a créée, où elle expose sa réflexion, preuves et démonstrations à l’appui, notamment dans Ladies Bodies Show (2020). La différence existe. Que disent donc les corps vrais, dansants, à propos des normes du domaine ?
En mettant en scène la rondeur, le nu véritable et réputé contraire à la beauté, la chorégraphe propose, dans Graces, le contraste entre trois danseurs classiques, performant avec excellence des numéros masculins de ballet, et elle-même, dirigeant le spectacle, polarisant l’attention. Entre ces épisodes contrastés s’insèrent de simplissimes quatuors, sympathiques et enlevés.
Rien de tout cela n’est nouveau. Qu’on se souvienne de l’œuvre de Jérôme Bel, faite pour décliner la non-danse, en intégrant non-danseurs et non-danseuses ; c’est un tournant dans l’histoire de la danse. Le cirque, les spectacles de cabaret et les ballets qui se consacrent à la dérision et à la parodie, comme on a vu aux Ballets Trockadero de Monte Carlo, au temps où l’identité LGBTQ dans toutes ses formes n’était pas en voie de normalisation, ont toujours mis l’écart et l’exception en lumière.
Comédie
Graces est un de ces moments de ridicule où le public peut taper des mains, crier en réponse à la performeuse, démontrant que le cabotinage et l’animation de la salle ont la capacité d’abattre les codes rigidifiés. « Vous avez le pouvoir », scande-t-elle en franchissant allègrement le quatrième mur. On peut rire, si on veut, ou se dire qu’on perd son temps. Est-ce si grave ? Le divertissement, tendre et cocasse, est au rendez-vous, et la compagnie fait des tournées internationales. On est au goût du jour.
Plus objectivement, deux observations s’imposent : abattre les normes et les préjugés, équivaut-il à mettre tout égal, sans égard à la valeur ni aux critères d’art ou de beauté, est-ce faire triompher la comédie et le pastiche comme un avancement de l’art ? Est-ce une libération de la danse classique, comme le corset fut jeté à la poubelle, les baleines et les guimpes perçues comme des instruments de torture, et la graisse ici remuée serait l’antidote aux anorexies valorisées par les programmes draconiens qui visent la sélection des ballerines ?
Si tout cela mérite bel et bien réflexion, il est bon aussi de dire que la déclinaison des contrastes susmentionnés de Graces est d’un vrai mauvais goût. Peut-être le spectacle est-il « aroace » (aromantique et asexuel), ou représente-t-il la communauté entretenant un « fat fetish », gourmande et en quête d’obésité, qui se glisse dans celle LGBTQI+ plutôt que de s’inscrire dans le spectre des troubles alimentaires. Plus certain, ce spectacle n’est pas centré sur une revendication de genre – la chorégraphe semble plutôt s’en moquer par le traitement du costume (chaussettes noires et sous-vêtements dorés) – , mais sur un jeu de mouvements inspiré par les sculptures d’Antonio Canova, nous rappelant que les normes de la beauté changent avec les siècles.
Si ce spectacle est libérateur et drôle, il présente les ruines de l’art classique, poussé vers sa propre décadence à cause de ses excès de perfection et de contraintes. Grotesque, cette Betty Boop dodue peut toucher, peut s’intégrer aux danseurs en glissant au sol, un moment particulièrement jouissif et enfantin de la pièce. Mais la simplicité qu’elle impose à ses partenaires ne convainc pas qu’il s’agisse d’art.
Chorégraphie : Silvia Gribaudi. Dramaturgie : Silvia Gribaudi et Matteo Maffesanti. Conception des éclairages : Antonio Rinaldi. Directeur technique : Leonardo Benetollo. Costumes : Elena Rossi. Avec Silvia Gribaudi, Siro Guglielmi, Matteo Marchesi et Andrea Rampazzo. Une production de Sylvia Gribaudi Performing Arts, en coproduction avec Zebra et Santarcangelo dei Teatri, présentée par Danse Danse au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 15 octobre 2022.
De ces Graces de Silvia Gibaudi, trois interprètes sont gracieux, l’autre est grasse. Que faire de ces rêves de danse, généralement féminins, que les corps impropres à la grâce mais fluides décident de montrer sur la scène, longtemps réservée aux corps toniques et fluets du ballet classique ? Gribaudi y répond en personne, depuis 2004, au sein de la compagnie de danse qu’elle a créée, où elle expose sa réflexion, preuves et démonstrations à l’appui, notamment dans Ladies Bodies Show (2020). La différence existe. Que disent donc les corps vrais, dansants, à propos des normes du domaine ?
En mettant en scène la rondeur, le nu véritable et réputé contraire à la beauté, la chorégraphe propose, dans Graces, le contraste entre trois danseurs classiques, performant avec excellence des numéros masculins de ballet, et elle-même, dirigeant le spectacle, polarisant l’attention. Entre ces épisodes contrastés s’insèrent de simplissimes quatuors, sympathiques et enlevés.
Rien de tout cela n’est nouveau. Qu’on se souvienne de l’œuvre de Jérôme Bel, faite pour décliner la non-danse, en intégrant non-danseurs et non-danseuses ; c’est un tournant dans l’histoire de la danse. Le cirque, les spectacles de cabaret et les ballets qui se consacrent à la dérision et à la parodie, comme on a vu aux Ballets Trockadero de Monte Carlo, au temps où l’identité LGBTQ dans toutes ses formes n’était pas en voie de normalisation, ont toujours mis l’écart et l’exception en lumière.
Comédie
Graces est un de ces moments de ridicule où le public peut taper des mains, crier en réponse à la performeuse, démontrant que le cabotinage et l’animation de la salle ont la capacité d’abattre les codes rigidifiés. « Vous avez le pouvoir », scande-t-elle en franchissant allègrement le quatrième mur. On peut rire, si on veut, ou se dire qu’on perd son temps. Est-ce si grave ? Le divertissement, tendre et cocasse, est au rendez-vous, et la compagnie fait des tournées internationales. On est au goût du jour.
Plus objectivement, deux observations s’imposent : abattre les normes et les préjugés, équivaut-il à mettre tout égal, sans égard à la valeur ni aux critères d’art ou de beauté, est-ce faire triompher la comédie et le pastiche comme un avancement de l’art ? Est-ce une libération de la danse classique, comme le corset fut jeté à la poubelle, les baleines et les guimpes perçues comme des instruments de torture, et la graisse ici remuée serait l’antidote aux anorexies valorisées par les programmes draconiens qui visent la sélection des ballerines ?
Si tout cela mérite bel et bien réflexion, il est bon aussi de dire que la déclinaison des contrastes susmentionnés de Graces est d’un vrai mauvais goût. Peut-être le spectacle est-il « aroace » (aromantique et asexuel), ou représente-t-il la communauté entretenant un « fat fetish », gourmande et en quête d’obésité, qui se glisse dans celle LGBTQI+ plutôt que de s’inscrire dans le spectre des troubles alimentaires. Plus certain, ce spectacle n’est pas centré sur une revendication de genre – la chorégraphe semble plutôt s’en moquer par le traitement du costume (chaussettes noires et sous-vêtements dorés) – , mais sur un jeu de mouvements inspiré par les sculptures d’Antonio Canova, nous rappelant que les normes de la beauté changent avec les siècles.
Si ce spectacle est libérateur et drôle, il présente les ruines de l’art classique, poussé vers sa propre décadence à cause de ses excès de perfection et de contraintes. Grotesque, cette Betty Boop dodue peut toucher, peut s’intégrer aux danseurs en glissant au sol, un moment particulièrement jouissif et enfantin de la pièce. Mais la simplicité qu’elle impose à ses partenaires ne convainc pas qu’il s’agisse d’art.
Graces
Chorégraphie : Silvia Gribaudi. Dramaturgie : Silvia Gribaudi et Matteo Maffesanti. Conception des éclairages : Antonio Rinaldi. Directeur technique : Leonardo Benetollo. Costumes : Elena Rossi. Avec Silvia Gribaudi, Siro Guglielmi, Matteo Marchesi et Andrea Rampazzo. Une production de Sylvia Gribaudi Performing Arts, en coproduction avec Zebra et Santarcangelo dei Teatri, présentée par Danse Danse au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 15 octobre 2022.