Critiques

Une journée : L’insoutenable banalité du quotidien

© Emmanuelle Bois

Peut-on s’extirper de la routine sans trop provoquer de dommages collatéraux ?  C’est à cette question existentielle que tente de répondre Une journée, pièce de Gabrielle Chapdelaine lui ayant valu le prix Gratien-Gélinas en 2018 et créée à Carleton-sur-Mer en juillet 2022.

Quatre trentenaires, deux femmes, deux hommes, vivent sous nos yeux 24 heures de leur existence, à l’instar d’un épisode de téléréalité. On dirait un jeu, en huis clos, où chacun∙e connaît le moindre détail de la vie des autres. Tous et toutes, à tour de rôle, décrivent, commentent et même interviennent dans la succession des actions, les plus anodines soient-elles. Cependant, aucun lien vraiment tangible ne s’établit entre les protagonistes, qui semblent désespérément prisonniers et prisonnières de leur petite destinée insipide. Le public, tel un voyeur, assiste à ce singulier procédé, comme s’il se trouvait derrière un miroir sans tain. Les personnages donnent l’impression de deviner cet œil extérieur sans toutefois le voir.  

Dans un vaste espace décloisonné, un canapé, un gigantesque pouf, une table de travail et une cuvette de toilette constituent l’essentiel du mobilier où lieux intimes et communs se côtoient. En quelques enjambées, les jeunes adultes passent du lit au dépanneur, du bureau au bar branché du coin, du cabinet d’aisances à l’épicerie, etc.  Le tout est surplombé d’un immense écran sur lequel sont projetées des vidéos préenregistrées et des images en direct, sous des angles inattendus, de certaines interactions, des échanges de textos et, surtout, l’affichage électronique des heures qui s’écoulent inexorablement.

© Emmanuelle Bois

Vide abyssal

Les préoccupations quotidiennes et les tentatives d’y échapper de ces représentant·es de la génération Z sont d’une futilité stupéfiante. Ainsi, Alfonso (Renaud Lacelle-Bourdon) a la manie d’acheter en ligne des objets complètement inutiles. Il essaie de rompre sa dépendance en allant retrouver sa mère pour qu’elle lui serve le gruau irremplaçable de son enfance. Nico (Nathalie Claude), dont l’obsession consiste à être appréciée par ses pairs, subtilise le portable d’une de ses collègues pour attirer l’attention tant espérée. Harris (André-Luc Tessier) entend reconquérir maladroitement Wendy, son ex-flamme. Finalement, c’est Debs (Rose-Anne Déry), l’éternelle dépressive, qui représente le personnage le plus intéressant. Elle va réussir à fuir temporairement son désespoir en passant, de façon spectaculaire, directement à la journée suivante.

Hormis leurs petites manies, leur obsession pour les couples de stars hollywoodiennes, leur intérêt pour la soupe minestrone, le ramen au poulet et certaines scènes de cinéma, surtout américain, on ne sait rien de leurs aspirations, ni de leur profession, si ce n’est qu’ils et elles travaillent tous et toutes dans un bureau. Sommes-nous en face de collègues, ou d’une même personne à quatre facettes ?  

La mise en scène d’Olivia Palacci n’aide pas à y voir clair. Elle entretient l’ambiguïté.  On se demande si tout cela n’est qu’un coup monté dont quelqu’un tirerait les ficelles. Qui s’adresse à qui ?  On reste malheureusement dans le flou.  C’est plutôt le rythme débridé insufflé à la talentueuse distribution que l’on retient de la direction de Palacci. Les quatre acteurs et actrices débordent d’énergie pour incarner, en plus de leur rôle respectif, les nombreux personnages secondaires. Leur présence physique, leur dynamisme et leur aisance à livrer un texte touffu, souvent déconcertant, farci de répliques à l’humour décalé et incisif, génèrent un contraste réjouissant face à ces êtres englués dans un univers triste à mourir.  

Sur le coup de minuit, après cette longue journée où rien ou si peu ne s’est véritablement passé, le quatuor s’affale devant l’écran géant pour assister à la finale de la représentation cinématographique du plus célèbre naufrage de l’histoire. Et alors que les dernières images se figent sur un horizon de vagues sans fin et que nous plongeons dans le noir, une impression désagréable nous envahit : celle d’avoir longuement observé à travers le verre d’un aquarium, des individus résignés à tourner en rond dans une réalité sans issue. Cela est décevant, car au terme du spectacle, on aurait aimé ressentir une émotion beaucoup plus intense sur la vacuité du monde dans lequel nous vivons.

© Emmanuelle Bois

Une journée

Texte : Gabrielle Chapdelaine. Mise en scène : Olivia Palacci. Assistance à la mise en scène : Cam Poirier. Décor et accessoires : Anne-Sophie Gaudet. Costumes : Cynthia St-Gelais. Éclairages : Joëlle Leblanc. Conception sonore : Étienne Thibeault. Conception vidéo : Eliot Laprise. Avec Nathalie Claude, Rose-Anne Déry, Renaud Lacelle-Bourdon et André-Luc Tessier. Une coproduction du Théâtre À tour de rôle et de Tableau Noir, en codiffusion avec le Théâtre de Quat’Sous, présentée au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 5 novembre 2022.