Critiques

J’ai jamais… : Envoûtante Éléonore Loiselle

tableau faisait presque souffrir© Robert Desroches

Le tableau faisait presque souffrir : Éléonore Loiselle, déjà sur scène, dans le noir, attendant depuis 15 longues minutes un groupe de retardataires devant une salle pleine d’ados qui patientaient bruyamment. C’était la grande première de son solo à la Maison Théâtre, reporté en 2020 en raison de la pandémie. On imagine le tract… Or, quand elle a enfin pu commencer, pas un souffle ne s’est fait entendre parmi les quelque 400 élèves de 12 à 17 ans, et ce pendant les 50 minutes de la représentation. Cette qualité d’écoute s’explique par une performance impressionnante, certes, par le très bon texte de Rhiannon Collett et le rythme soutenu de la mise en scène de Véa, mais avant tout par l’aura énigmatique qu’on nomme « la présence ». La jeune comédienne possède ce magnétisme-là, et le talent pour livrer une interprétation sentie de personnages appartenant à une adolescence dont elle n’est pas si loin, tel son rôle dans La Déesse des mouches à feu.

D’abord allongée sur une civière, la poitrine maculée de sang, la narratrice se lève et entreprend de nous raconter ce qui l’a menée là. Elle, c’est Sam, une ado solitaire de 16 ans dont l’existence terne, entre des parents en instance de divorce et un frère jumeau sans affinités avec elle, explose de bonheur quand elle fait la rencontre de la belle Kate, une fille « cool et spéciale », qui la pousse à toutes sortes d’audaces. Un soir, leur amitié prend une tournure dramatique : sa sœur aînée ayant été blessée par un homme dans un bar, Kate entraîne Sam dans sa colère vengeresse, au fond d’une ruelle où elles font face à l’agresseur. Nous n’en dirons pas plus, sauf ceci : lorsque la réalité devient insoutenable, le surnaturel intervient dans le récit comme un mécanisme de défense ou un fantasme de substitution. Jusqu’à la fin du spectacle, on ne départagera jamais le réel de l’imaginaire : entre les hallucinations et les rêves racontés par Sam, libre au public de saisir, voire de choisir ce qui s’est vraiment produit. Les dialogues qui semblent s’attacher à un certain réalisme cèdent le pas à des images poétiques traduisant le ressenti de la narratrice et de son amie, qui nagent en eaux troubles, entre leur questionnement sur la légitimité de leur geste et leur désir l’une pour l’autre, qui hésite à s’affirmer.

© Robert Desroches

Quête identitaire

Devant ce conte urbain, qui puise au réalisme magique (comme d’ailleurs plusieurs Contes urbains d’Urbi et Orbi, dont le concept, créé en 1991 par Yvan Bienvenue et Stéphane Jacques, a fait des petits au point de devenir un sous-genre reconnu), nous sommes tout de suite happé·es par la voix aux inflexions naturelles et au ton vrai (chapeau à la traductrice Pénélope Bourque), envoûté·es par la narration fiévreuse, haletante, par le regard sur le monde de la jeune héroïne, tantôt candide, tantôt désabusé, ce qui est bien propre au chamboulement affectif marquant le passage de l’enfance à l’âge adulte. Obéissant aux codes du conte, la comédienne joue tous les personnages et recrée décors et ambiances à l’aide de descriptions aussi concises que vivantes, et avec l’appui de l’éclairage émanant de colonnes lumineuses de part et d’autre de l’aire de jeu, qui illustrent de façon stylisée la voie ferrée omniprésente dans le récit de Sam.

Le titre français J’ai jamais… fait référence à un jeu où les participant·es sont amené·es à se découvrir en affirmant ce qu’ils et elles ont ou n’ont jamais fait, tandis que le titre original, The Kissing Game, qui pourrait se traduire par « Le jeu de la bouteille », fait écho au baiser échangé par les jeunes filles. Ainsi, le choix de J’ai jamais… met davantage l’accent sur la quête identitaire de Sam, qui traverse une passe difficile dans sa connaissance d’elle-même, son attirance pour Kate l’incitant à se révéler, puis à fuir.

À défaut de fournir des réponses quant aux événements qui se sont réellement produits, le spectacle ouvre, en contrepartie, un éventail de questions qui alimenteront de riches discussions en classe et des réflexions chez les jeunes, en leur for intérieur : sur l’amitié et l’amour, sur l’acceptation de l’homosexualité – la sienne comme celle des autres –, sur la justice et la vengeance, sur la trahison et le pardon. Il n’y a que six représentations à la Maison Théâtre, mais, en attendant des reprises, on peut visionner la version télévisuelle sur le site de Télé-Québec.

© Robert Desroches

J’ai jamais…

Texte (The Kissing Game) : Rhiannon Collett. Traduction : Pénélope Bourque. Mise en scène originale: Michel Lefebvre. Adaptation et mise en scène : Véa. Assistance à la mise en scène et régie : Emlyn Vanbruinswaardt. Scénographie et éclairages : Martin Sirois. Conception sonore : Sara Magnan. Avec Éléonore Loiselle. Une production du Youtheatre, présentée à la Maison Théâtre jusqu’au 6 novembre 2022.