Critiques

Déclarations : Archives vivantes

© Maxime Robert-Lachaine

Pour sa première mise en scène au théâtre, la chorégraphe Mélanie Demers confère une présence spectaculaire au texte exalté et itératif du dramaturge torontois Jordan Tannahill. La rencontre entre les explorations esthétiques de l’une et la parole performative de l’autre crée des moments singuliers, où la charge émotive arrive à émerger de la forme. Il s’agit bien d’une expérience inédite, qui donne à voir des créateurs et des créatrices renversant·es en action.  

Créée originalement pour le Canadian Stage (à Toronto) en 2017, puis présentée au Festival TransAmériques (FTA) en 2021, Déclarations est une pièce à la structure fragmentaire composée d’une centaine de phrases déclaratives écrites par Tannahill lorsque celui-ci a appris que sa mère était mourante. Par cette suite d’affirmations, l’auteur tente de nommer et de préserver – face à la mort et à la perte à venir – les constituants d’une expérience humaine : la sienne, en parallèle avec celle de sa mère. Tout est à la fois ordinaire et sacré dans les mots du dramaturge. Débutant presque toujours par « voici », dans cette traduction de Fanny Britt, chaque locution dirige notre réceptivité vers un état, un souvenir, une émotion, une sensation, des choses tangibles et intangibles, des courants de pensée, des rapports au monde, à l’autre. Au cœur de ce flux, le corps se démarque par ses nombreuses occurrences : celui qui est malade, mais également celui qui vit férocement. 

remière mise scène théâtre© Maxime Robert-Lachaine

 

La corporalité est donc au cœur de Déclarations. Dans un décor aux accents kitsch – la scène, recouverte d’un tapis à poils longs, se dévoile sous un éclairage bleu-vert, avec, en son centre, un canapé rétro –, les interprètes juxtaposent aux courtes phrases, lancées dans l’espace, des mouvements, qu’ils et elles auront le défi de renouveler chaque soir. L’intention derrière la démarche est d’explorer la possibilité de rendre unique chaque représentation, de redécouvrir constamment la portée des mots.

On assiste ainsi à un exercice de transposition des idées dans un langage somatique. Ce jeu de miroir est fascinant à regarder. Celui-ci s’avère parfois drôle, à cause d’un mariage mots-gestes surprenant, mais il est aussi touchant de déceler les effets, exprimés très finement, d’une phrase sur un·e interprète : la manière dont le corps tombe dans le mouvement, change de registre, traverse des états diamétralement opposés, fait face à un trouble ou à une évidence. Vouloir trouver le geste unique soir après soir est un exercice de vulnérabilité dans lequel plongent avec vérité les artistes dont certain·es sont danseurs ou danseuses, d’autres comédiens·nes. 

La mise en mémoire

Alors que le début du spectacle est caractérisé par une cadence soutenue, qui traduit l’urgence de dire, sa suite affiche une plus grande profondeur à mesure que le texte devient plus lyrique et poétique. Ici, ce sont les souvenirs qui prédominent offerts dans une narration entrecoupée de chorégraphies, de poses dans l’espace. La distribution se partage une histoire en morceaux dans un jeu d’ensemble où ils et elles se répondent, se complètent, s’accompagnent dans un salon qui se remplit petit à petit d’objets venus d’autres temps.  

La scénographie d’Odile Gamache semble tout droit sortie d’un album de famille, comme si l’on pénétrait dans une boîte à souvenirs. On y assiste à de fréquents changements de costumes et à l’entrée de personnages qui incarnent des facettes de Jordan Tannahill et de sa mère. Le tout épousant une palette stylistique à la fois coquine, vieillotte, ludique et charnelle. Cette suite de caractéristiques montre bien la tournure éclatante que prend Déclarations et la célébration de la vie qui en résulte. Une vie que transmet de façon très éloquente la trame sonore de l’excellente Frannie Holder. On reconnaît là l’empreinte de Mélanie Demers et sa manière de jouer avec les codes du spectacle. Tout naturellement, elle investit le théâtre de cette esthétique qu’elle qualifie elle-même de blingbling

Et même si le récit nous échappe quelques fois, d’autres images se construisent avec leur lot d’affects, transmises avec plénitude par la distribution, qui se jette pourtant dans de multiples états de corps. Comme lors de ce moment puissant où les cinq interprètes prononcent d’abord de manière fragmentée, puis à l’unisson le même texte rythmique « shake shake, mama, shake shake ». Au final, malgré que la mort traverse la pièce de Jordan Tannahill et qu’il y ait des passages qui évoquent le pur dénuement, on ressort de Déclarations nimbé·e d’une aura de lumière. 

remière mise scène théâtre© Maxime Robert-Lachaine

 

Déclarations

Texte : Jordan Tannahill. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Mélanie Demers. Dramaturgie : Angélike Willkie. Scénographie et accessoires : Odile Gamache. Costumes : Elen Ewing. Lumières : Claire Seyller. Musique : Frannie Holder. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger. Avec Vlad Alexis, Marc Boivin, Claudia Chillis-Rivard, Macha Limonchik et Jacques Poulin-Denis. Une création du Théâtre Prospero, en coproduction avec MAYDAY, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 19 novembre 2022.

Rose Carine Henriquez

À propos de

Diplômée en littérature et en journalisme, Rose Carine Henriquez est journaliste indépendante et collabore à plusieurs médias dont Le Devoir et La Gazette des femmes. En tant que critique, elle s’intéresse principalement à la danse et au théâtre.