« À quoi bon vivre si l’art disparaît ? » Michel Marc Bouchard signe, avec La Beauté du monde, un nouveau plaidoyer – puisqu’il s’agit d’un thème récurrent, d’une conviction qui imprègne son œuvre tout entière – mettant en lumière le caractère essentiel de l’art au cœur de l’expérience humaine. La fresque proposée ici aborde aussi les considérations connexes que sont la cupidité, les dérives du pouvoir, la notion d’esthétisme, la tyrannie du « bon goût », la consommation aveugle et autres formes d’iconoclasme. En résulte un opéra exceptionnellement engageant et prégnant.
On ne peut effectivement qu’être happé·e par la quête – inspirée de faits réels – du directeur du Louvre, Jacques Jaujard, qui tente de mettre à l’abri les tableaux et sculptures qui sont sous sa garde avant que les bottes germaniques des soldats de la Wehrmacht ne souillent le sol de l’illustre institution muséale. Emballeuses de différents commerces, concierges et autres forces de travail disponibles sont appelé·es en renfort afin d’empaqueter les précieux objets. Le sentiment d’urgence, de catastrophe imminente, est si bien transmis par les interprètes, le texte et la mise en scène qu’il sème des frissons dans l’auditoire. Car outre le pillage, c’est-à-dire les trésors pris aux conquis par les conquérants, les manifestations artistiques qui n’ont pas l’heur de plaire à ces derniers, celles jugées « dégénérées » parce que ne s’inscrivant pas dans la lignée du classicisme, connaîtront l’irrévocable sort de la destruction.
Le deuxième acte nous transporte justement au musée du Jeu de Paume, aussi à Paris, qui n’est malheureusement pas parvenu à soustraire ses œuvres aux nazis. Une conservatrice, Rose Valland, s’efforce de mémoriser le titre des peintures dérobées, notamment celles confisquées aux familles juives, auxquelles il faudra tenter de les rendre. La trame narrative s’articule d’ailleurs autour d’une toile en particulier, La Femme assise d’Henri Matisse, que la première scène nous montre en cours de réalisation, que les péripéties du dernier acte (le détournement, par la Résistance, d’un train gorgé d’un vaste butin pictural) ne permettront pas de récupérer et qui ne sera retrouvée qu’en 2012, puis restituée aux héritiers de son propriétaire d’origine.
Histoire captivante, traitement à l’avenant
Si les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ont su inspirer une pléthore de manifestations artistiques, notamment littéraires et cinématographiques, l’angle du pillage et du saccage des œuvres d’art est plutôt rarement emprunté, ce qui confère à La Beauté du monde une originalité appréciable. D’autant plus que, si ce n’était de l’histoire du fils d’une conservatrice juive, dont le retard mental suscitera le mépris et la cruauté du maréchal Göring, ce ne serait pas tant les spécificités de ce conflit armé que l’on retiendrait du livret de Bouchard, mais plutôt l’indifférence immonde et la dictature arrogante de ceux et celles qui ont le pouvoir de s’arroger ou d’annihiler ce qui ravit et élève l’âme d’autrui. Cette intemporalité est appuyée par les références aux Palmyre et autres Marioupol que l’humanité fera, chante-t-on, renaître.
Concourt magistralement au charme de cet opéra la musique de Julien Bilodeau, qui ne sera pas sans rappeler aux néophytes, par moments, les mouvements épiques des compositions orchestrales mythiques du septième art. S’y superposent les phrases à l’élégance surannée de l’auteur des Feluettes, livrées avec conviction par les chanteurs et chanteuses de la distribution, au sein de laquelle brille d’une incandescence inégalable France Bellemare, dans le rôle de la conservatrice Esther, qu’on aurait souhaité entendre davantage.
De la mise en scène de Florent Siaud, on retiendra notamment l’usage fort adroit des projections, évoquant tout en subtilité certaines des œuvres classiques dont il est question ainsi que le brasier où sont immolées des toiles de Chagall, Picasso et consorts. Si l’immense structure élaborée par Romain Fabre, composée de rectangles noirs qui s’entrecroisent – s’agit-il de barricades, de barbelés de forme abstraite ? – laisse d’abord perplexe lorsqu’elle vient se nicher dans un décor à l’esthétique plutôt naturaliste, elle perd, au fil du spectacle, son incongruité initiale et devient le symbole métonymique de l’implacable brutalité de l’oppresseur.
C’est peut-être parce qu’elle parle autant de barbarie que de splendeur que La Beauté du monde est si prenante. On y retrouve, a contrario, soit en évoquant la perte indicible que constituerait le fait d’en être privé·es, la richesse incommensurable que représente l’art, pour les individus autant que pour les sociétés qui les rassemblent.
Livret : Michel Marc Bouchard. Musique : Julien Bilodeau. Mise en scène : Florent Siaud. Scénographie : Romain Fabre. Costumes : Sarah Balleux. Éclairages : Nicolas Descoteaux. Vidéo : Gaspard Philippe. Avec Damien Pass, Allyson McHardy, Matthew Dalen, John Brancy, Rocco Rupolo, Layla Claire, Isaiah Bell, France Bellemare, Émile Schneider, le Chœur de l’Opéra de Montréal et l’Orchestre Métropolitain, sous la direction de Jean-Marie Zeitouni. Une production de l’Opéra de Montréal, présentée à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts jusqu’au 27 novembre 2022.
« À quoi bon vivre si l’art disparaît ? » Michel Marc Bouchard signe, avec La Beauté du monde, un nouveau plaidoyer – puisqu’il s’agit d’un thème récurrent, d’une conviction qui imprègne son œuvre tout entière – mettant en lumière le caractère essentiel de l’art au cœur de l’expérience humaine. La fresque proposée ici aborde aussi les considérations connexes que sont la cupidité, les dérives du pouvoir, la notion d’esthétisme, la tyrannie du « bon goût », la consommation aveugle et autres formes d’iconoclasme. En résulte un opéra exceptionnellement engageant et prégnant.
On ne peut effectivement qu’être happé·e par la quête – inspirée de faits réels – du directeur du Louvre, Jacques Jaujard, qui tente de mettre à l’abri les tableaux et sculptures qui sont sous sa garde avant que les bottes germaniques des soldats de la Wehrmacht ne souillent le sol de l’illustre institution muséale. Emballeuses de différents commerces, concierges et autres forces de travail disponibles sont appelé·es en renfort afin d’empaqueter les précieux objets. Le sentiment d’urgence, de catastrophe imminente, est si bien transmis par les interprètes, le texte et la mise en scène qu’il sème des frissons dans l’auditoire. Car outre le pillage, c’est-à-dire les trésors pris aux conquis par les conquérants, les manifestations artistiques qui n’ont pas l’heur de plaire à ces derniers, celles jugées « dégénérées » parce que ne s’inscrivant pas dans la lignée du classicisme, connaîtront l’irrévocable sort de la destruction.
Le deuxième acte nous transporte justement au musée du Jeu de Paume, aussi à Paris, qui n’est malheureusement pas parvenu à soustraire ses œuvres aux nazis. Une conservatrice, Rose Valland, s’efforce de mémoriser le titre des peintures dérobées, notamment celles confisquées aux familles juives, auxquelles il faudra tenter de les rendre. La trame narrative s’articule d’ailleurs autour d’une toile en particulier, La Femme assise d’Henri Matisse, que la première scène nous montre en cours de réalisation, que les péripéties du dernier acte (le détournement, par la Résistance, d’un train gorgé d’un vaste butin pictural) ne permettront pas de récupérer et qui ne sera retrouvée qu’en 2012, puis restituée aux héritiers de son propriétaire d’origine.
Histoire captivante, traitement à l’avenant
Si les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ont su inspirer une pléthore de manifestations artistiques, notamment littéraires et cinématographiques, l’angle du pillage et du saccage des œuvres d’art est plutôt rarement emprunté, ce qui confère à La Beauté du monde une originalité appréciable. D’autant plus que, si ce n’était de l’histoire du fils d’une conservatrice juive, dont le retard mental suscitera le mépris et la cruauté du maréchal Göring, ce ne serait pas tant les spécificités de ce conflit armé que l’on retiendrait du livret de Bouchard, mais plutôt l’indifférence immonde et la dictature arrogante de ceux et celles qui ont le pouvoir de s’arroger ou d’annihiler ce qui ravit et élève l’âme d’autrui. Cette intemporalité est appuyée par les références aux Palmyre et autres Marioupol que l’humanité fera, chante-t-on, renaître.
Concourt magistralement au charme de cet opéra la musique de Julien Bilodeau, qui ne sera pas sans rappeler aux néophytes, par moments, les mouvements épiques des compositions orchestrales mythiques du septième art. S’y superposent les phrases à l’élégance surannée de l’auteur des Feluettes, livrées avec conviction par les chanteurs et chanteuses de la distribution, au sein de laquelle brille d’une incandescence inégalable France Bellemare, dans le rôle de la conservatrice Esther, qu’on aurait souhaité entendre davantage.
De la mise en scène de Florent Siaud, on retiendra notamment l’usage fort adroit des projections, évoquant tout en subtilité certaines des œuvres classiques dont il est question ainsi que le brasier où sont immolées des toiles de Chagall, Picasso et consorts. Si l’immense structure élaborée par Romain Fabre, composée de rectangles noirs qui s’entrecroisent – s’agit-il de barricades, de barbelés de forme abstraite ? – laisse d’abord perplexe lorsqu’elle vient se nicher dans un décor à l’esthétique plutôt naturaliste, elle perd, au fil du spectacle, son incongruité initiale et devient le symbole métonymique de l’implacable brutalité de l’oppresseur.
C’est peut-être parce qu’elle parle autant de barbarie que de splendeur que La Beauté du monde est si prenante. On y retrouve, a contrario, soit en évoquant la perte indicible que constituerait le fait d’en être privé·es, la richesse incommensurable que représente l’art, pour les individus autant que pour les sociétés qui les rassemblent.
La Beauté du monde
Livret : Michel Marc Bouchard. Musique : Julien Bilodeau. Mise en scène : Florent Siaud. Scénographie : Romain Fabre. Costumes : Sarah Balleux. Éclairages : Nicolas Descoteaux. Vidéo : Gaspard Philippe. Avec Damien Pass, Allyson McHardy, Matthew Dalen, John Brancy, Rocco Rupolo, Layla Claire, Isaiah Bell, France Bellemare, Émile Schneider, le Chœur de l’Opéra de Montréal et l’Orchestre Métropolitain, sous la direction de Jean-Marie Zeitouni. Une production de l’Opéra de Montréal, présentée à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts jusqu’au 27 novembre 2022.