Critiques

MWON’D : Clair-obscur

© Kevin Calixte

Après les nombreuses étapes de Bow’t Trail, pour lequel elle avait remporté le Grand Prix de la danse de Montréal en 2020, et à la suite duquel elle est devenue la première artiste associée à la Place des Arts cette année, Rhodnie Désir présente, à l’Agora de la danse, sa pièce MWON’D. Sans que cela soit immédiatement apparent, il y est question du climat, de la conjoncture pré-apocalyptique actuelle. La volonté de la chorégraphe est en effet de traiter de ces sujets de manière non didactique.

Sur la scène, où l’ombre se déploie, dans ce qui pourrait ressembler au début de la vie sur terre, au son d’un concert de bruits d’eau, une toile bruissante recouvre le sol tout entier. De celle-ci émergent lentement des êtres qui prennent peu à peu forme eux-mêmes, tout en modelant également la grande feuille métallique souple, légère, sur laquelle se reflètent des lumières aux couleurs évoquant les différents états de la matière, du plasma vif au roc impassible, en passant par l’élément liquide et l’air. Autour, en dessous et dans celle-ci, qui se fait tantôt abris, tantôt obstacle, les artistes se meuvent, parfois en groupes, parfois en solitaire, dans l’harmonie chorale comme dans la cohue des mouvements individuels.

Ces trajectoires sont d’ailleurs servies par les cinq danseurs et danseuses avec l’aplomb formidable et habituel que Désir donne à chacun des gestes qu’elle dessine. Ce quintette lui permet d’explorer, et avec succès, tant la force de l’affirmation personnelle, par le solo, que la vulnérabilité du clan en devenir, par la formation fluide de trios et de quatuors, où, en fin de compte, tous et toutes paraissent en quête de sens, d’équilibre et de repères dans leurs mutations.

Revenons à cette monumentale couverture animée, qui s’élève, se rabaisse, se laisse porter et se contracte. Celle-ci fait bel et bien partie des corps agissant sur scène par son omniprésence, son mouvement ample ou convulsif, et ses frémissements permanents rappelant le bruit de l’eau, du feu ou du vent, ainsi que par ses interactions avec les danseurs et danseuses.

© Kevin Calixte

Être et matière

Le titre, comme cela semble devenir une tradition pour Rhodnie Désir, porte dans sa contraction un certain nombre de sens livrés à la libre interprétation du spectateur ou de la spectatrice : depuis le mot créole « mwen », qui signifie « moi », jusqu’au mot français « monde ». De ces deux pôles naissent les dynamiques présentes dans le spectacle : le développement de gestes collectifs et de la personnalité de chacun·e.

Dans ce cycle naturel inspiré de l’origine des espèces comme des mouvements tectoniques, la matière – organique ou minérale – se transforme et se dissémine avec parcimonie dans l’espace, où le noir, l’inconnu, occupe encore la place la plus importante, malgré la présence furtive, quasi accidentelle, d’une lueur en veille, qu’il s’agisse du faible éclairage d’une lampe de poche ou de la douce clarté émanant d’étoiles tombant vers la Terre. Et s’il y a bien apparence d’évolution, la fin de la pièce entraîne rapidement le public vers une conclusion en points d’interrogation… ou de suspension.

Si le thème de l’écologie n’apparaît pas immédiatement, c’est que la réflexion sur le spectacle a pu se construire patiemment au fil des sept années de sa conception. De prime abord, le propos, certes très abouti, au ton grave et homogène, demeure dans sa forme beaucoup plus abstrait que ce que la chorégraphe proposait précédemment dans sa démarche de danse documentaire du Bow’t Trail, qui l’avait transportée d’un lieu à un autre des Amériques, à la rencontre des communautés d’origines afrodescendantes.

La valeur intrinsèque de cette production tient surtout à l’ambiance créée par la cohésion irréprochable entre les corps animés (humain·es et choses), l’éclairage, poétique, tout en clair-obscur, et la trame musicale, à la fois complexe et aérée, élaborée par Engone Endong, complice de la chorégraphe. Et si l’on peut trouver çà et là quelques longueurs, il faut bien admettre que le pari de Rhodnie Désir est réussi. À travers cette lente méditation, le sens que l’on en tire et les pensées qu’elle suscite prennent leur temps pour se développer en soi délicatement, à la manière de l’aurore ou de l’ouverture d’une fleur. S’en dégage une impression d’avoir touché à l’absolu, mais surtout, et malgré la noirceur, à l’espoir de la lumière.

MWON’D

Chorégraphie, direction artistique, composition et interprétation vocale : Rhodnie Désir. Assistance à la création : Isabelle Poirier. Conseils artistiques : Philip Szporer. Composition et conception sonore : Engone Endong. Costumes : Vincent La Kuach. Éclairages et consultation à la scénographie : Öykü Onder, d’après la conception scénographique originale de Hubert Lafore. Direction technique : Romane Bocquet. Avec Elisabeth-Anne Dorléans, Aurélie Ann Figaro, Jessica Gauthier, Gregory « Krypto » Selinger et James Viveiros. Une coproduction de RD Créations et de l’Agora de la danse, présentée à l’Agora de la danse jusqu’au 10 décembre 2022.