C’est après avoir lui-même occupé un emploi d’auteur pour la télévision que le dramaturge canadien Jason Sherman a eu envie d’écrire une pièce sur cette industrie en proie à moult remises en question depuis quelques années. Dans sa comédie satirique Dix quatre, présentée pour la première fois en français au Théâtre La Licorne et mise en scène par Didier Lucien, on s’interroge sur la place accordée à la diversité sous toutes ses formes au petit écran et dans les institutions culturelles. Comment rendre un système plus inclusif, alors que ceux et celles qui en font partie craignent la perte de leurs privilèges ? Et peut-on réussir dans ce milieu parfois impitoyable sans renier ses propres principes ?
Quatre scénaristes se soumettent à une séance de remue-méninges pour créer une nouvelle série policière, Otages. L’équipe peine à trouver la bonne intrigue, celle qui satisfera son intransigeante productrice, Elsa, et qui saura accrocher le public. Après avoir été victime de profilage racial de la part des forces de l’ordre, Colin souhaite inclure cet événement traumatisant dans le scénario. Mais le jeune écrivain se bute aux réticences de ses collègues, qui se demandent s’il s’agit du meilleur moyen de dénoncer une injustice, mais surtout si cette trame narrative ne nuira pas à l’émission.
Le texte d’abord
La plus grande force de Dix quatre est assurément son texte dense. Les répliques fusent de toutes parts. Les dialogues sont crus, généreusement ponctués de jurons québécois dans cette traduction percutante de Jean Marc Dalpé. On rit souvent, on grince fréquemment des dents, on est surpris·e, mais, à aucun moment, on n’est indifférent·e en écoutant les échanges des quatre collègues et de leur patronne. Dans ce spectacle d’un peu moins de deux heures, plusieurs thèmes complexes sont abordés, du racisme systémique à la misogynie, en passant par la brutalité policière, le détournement cognitif (gaslighting), le mercantilisme des entreprises médiatiques et la cyberintimidation. Malgré tout, jamais on ne s’y perd.
Ce texte exigeant est défendu par une distribution énergique, qui sait tirer son épingle du jeu. Irdens Exantus offre une interprétation juste et nuancée de Colin. Face à lui, Norman Helms est solide dans le rôle de Peter, un scénariste expérimenté à la recherche de LA recette qui obtiendra du succès. Bien qu’elle n’apparaisse que dans quelques scènes, Marie-Hélène Thibault est inoubliable en Elsa, une productrice arriviste au franc-parler cinglant.
À la mise en scène, Didier Lucien a choisi la sobriété, ce qui permet de mettre en lumière la qualité du texte, ainsi que le talent des acteurs et des actrices. L’artiste affectionne tout particulièrement les personnages qui ne sont ni des héros ou des héroïnes ni des vilain·es. Avec Dix quatre, il poursuit son exploration des thèmes de l’hypocrisie, de la lâcheté, du sacrifice et de l’identité, qui se retrouvaient également dans Ai-je du sang de dictateur ? et Mauvais goût, des pièces qu’il a dirigées respectivement en 2017 et 2019. Sa dernière création est empreinte de son humour caractéristique, oscillant entre l’absurde et le caustique. Quelques procédés scéniques, telles les bulles d’air émises inopinément par le distributeur d’eau, soulignent de belle façon les malaises ressentis par les protagonistes, ce qui intensifie le comique de certaines situations. La musique, qui rappelle les séries policières des années 1970, et le clin d’œil final au générique de ces productions cultes ajoutent un brin de fraîcheur bienvenu au spectacle.
Dix quatre est une illustration éloquente et saisissante de la discrimination, du manque de représentativité et de la diversité de façade dans les institutions culturelles et, plus largement, dans la société actuelle. Mais les très nombreuses ruptures de ton et l’absence quasi totale de silences entre les répliques laissent peu de place à la réflexion, à l’abandon. La pièce nous force à confronter nos propres idées préconçues, nous choque, mais parvient difficilement à nous émouvoir. Souhaitons que cette prise de conscience décoiffante ne soit que le point de départ d’une conversation collective sur des enjeux cruciaux pour une société plus inclusive.
Texte : Jason Sherman. Traduction : Jean Marc Dalpé. Mise en scène : Didier Lucien. Assistance à la mise en scène : Pascale D’Haese. Décor : Cédric Lord. Costumes : Jacinthe Perrault. Éclairages : Thomas Godefroid. Musique : Alain Lucien. Avec Laura Amar, Irdens Exantus, Alexandre Fortin, Norman Helms et Marie-Hélène Thibault. Une production de La Manufacture, présentée au Théâtre La Licorne jusqu’au 25 février 2023.
C’est après avoir lui-même occupé un emploi d’auteur pour la télévision que le dramaturge canadien Jason Sherman a eu envie d’écrire une pièce sur cette industrie en proie à moult remises en question depuis quelques années. Dans sa comédie satirique Dix quatre, présentée pour la première fois en français au Théâtre La Licorne et mise en scène par Didier Lucien, on s’interroge sur la place accordée à la diversité sous toutes ses formes au petit écran et dans les institutions culturelles. Comment rendre un système plus inclusif, alors que ceux et celles qui en font partie craignent la perte de leurs privilèges ? Et peut-on réussir dans ce milieu parfois impitoyable sans renier ses propres principes ?
Quatre scénaristes se soumettent à une séance de remue-méninges pour créer une nouvelle série policière, Otages. L’équipe peine à trouver la bonne intrigue, celle qui satisfera son intransigeante productrice, Elsa, et qui saura accrocher le public. Après avoir été victime de profilage racial de la part des forces de l’ordre, Colin souhaite inclure cet événement traumatisant dans le scénario. Mais le jeune écrivain se bute aux réticences de ses collègues, qui se demandent s’il s’agit du meilleur moyen de dénoncer une injustice, mais surtout si cette trame narrative ne nuira pas à l’émission.
Le texte d’abord
La plus grande force de Dix quatre est assurément son texte dense. Les répliques fusent de toutes parts. Les dialogues sont crus, généreusement ponctués de jurons québécois dans cette traduction percutante de Jean Marc Dalpé. On rit souvent, on grince fréquemment des dents, on est surpris·e, mais, à aucun moment, on n’est indifférent·e en écoutant les échanges des quatre collègues et de leur patronne. Dans ce spectacle d’un peu moins de deux heures, plusieurs thèmes complexes sont abordés, du racisme systémique à la misogynie, en passant par la brutalité policière, le détournement cognitif (gaslighting), le mercantilisme des entreprises médiatiques et la cyberintimidation. Malgré tout, jamais on ne s’y perd.
Ce texte exigeant est défendu par une distribution énergique, qui sait tirer son épingle du jeu. Irdens Exantus offre une interprétation juste et nuancée de Colin. Face à lui, Norman Helms est solide dans le rôle de Peter, un scénariste expérimenté à la recherche de LA recette qui obtiendra du succès. Bien qu’elle n’apparaisse que dans quelques scènes, Marie-Hélène Thibault est inoubliable en Elsa, une productrice arriviste au franc-parler cinglant.
À la mise en scène, Didier Lucien a choisi la sobriété, ce qui permet de mettre en lumière la qualité du texte, ainsi que le talent des acteurs et des actrices. L’artiste affectionne tout particulièrement les personnages qui ne sont ni des héros ou des héroïnes ni des vilain·es. Avec Dix quatre, il poursuit son exploration des thèmes de l’hypocrisie, de la lâcheté, du sacrifice et de l’identité, qui se retrouvaient également dans Ai-je du sang de dictateur ? et Mauvais goût, des pièces qu’il a dirigées respectivement en 2017 et 2019. Sa dernière création est empreinte de son humour caractéristique, oscillant entre l’absurde et le caustique. Quelques procédés scéniques, telles les bulles d’air émises inopinément par le distributeur d’eau, soulignent de belle façon les malaises ressentis par les protagonistes, ce qui intensifie le comique de certaines situations. La musique, qui rappelle les séries policières des années 1970, et le clin d’œil final au générique de ces productions cultes ajoutent un brin de fraîcheur bienvenu au spectacle.
Dix quatre est une illustration éloquente et saisissante de la discrimination, du manque de représentativité et de la diversité de façade dans les institutions culturelles et, plus largement, dans la société actuelle. Mais les très nombreuses ruptures de ton et l’absence quasi totale de silences entre les répliques laissent peu de place à la réflexion, à l’abandon. La pièce nous force à confronter nos propres idées préconçues, nous choque, mais parvient difficilement à nous émouvoir. Souhaitons que cette prise de conscience décoiffante ne soit que le point de départ d’une conversation collective sur des enjeux cruciaux pour une société plus inclusive.
Dix quatre
Texte : Jason Sherman. Traduction : Jean Marc Dalpé. Mise en scène : Didier Lucien. Assistance à la mise en scène : Pascale D’Haese. Décor : Cédric Lord. Costumes : Jacinthe Perrault. Éclairages : Thomas Godefroid. Musique : Alain Lucien. Avec Laura Amar, Irdens Exantus, Alexandre Fortin, Norman Helms et Marie-Hélène Thibault. Une production de La Manufacture, présentée au Théâtre La Licorne jusqu’au 25 février 2023.