Critiques

Sur l’apparition des os dans le corps : Rires, douceur et perplexité

© Maxim Paré Fortin

Pour son nouveau spectacle, qui inaugure la saison hivernale 2023 du Théâtre Prospero, Création Dans la Chambre ouvre grand les valves de l’imaginaire et de la pensée complexe dans une pièce déconcertante d’inventions scénographiques et de surprises narratives, proche du théâtre-récit.

Sur l’apparition des os dans le corps est un spectacle intemporel où les événements roulent sur eux-mêmes. Passé, présent et futur sont considérés à partir de différentes échelles, qu’il s’agisse de l’histoire humaine ou planétaire, de la nature ou de la culture.

Difficile de définir l’ordre du récit et l’essence des personnages. L’une est la narratrice, Lorene (Amélie Dallaire), l’autre (Gabriel-Antoine Roy) est un être dépourvu de genre, d’organes et d’os, « quelque chose qui ressemble à une pensée », comme il ou elle le dit si bien. Finalement, un dernier personnage, l’amoureux de la protagoniste, prénommé Godfrey (joué aussi par Amélie Dallaire, en voix hors champ), n’apparaît pas sur scène, mais est entendu, à travers le combiné décroché d’un téléphone public ou derrière la porte d’une chambre située dans un motel au milieu du désert de Mojave.

Que s’est-il passé ? Dur à dire. Il est question d’un couple qui se sépare et d’une fuite. Lorene, sorte d’héroïne ducharmienne insensible à la douleur (on pense à Mille Milles du Nez qui voque, par exemple), raconte ses nombreux démembrements, son plus grand plaisir étant de se lancer d’une hauteur quelconque pour se casser tous les os du corps, elle qui ne ressent rien. Elle parle aussi de l’éloignement né au sein de son couple, et des péripéties qui l’ont menée à prendre sous son aile cette personne inconnue, nue et mystérieuse, rencontrée au square Berri.

S’agit-il du témoignage d’une femme suicidaire coupable de meurtres sordides ? Ou plutôt d’une fresque philosophique sur l’évolution et la construction de l’être ? C’est à croire qu’à la manière d’un Lost Highway de David Lynch, on ne présente dans le dialogue que les informations accessoires, laissant au public le soin de combler les vides narratifs autrement remplis d’énumérations d’éléments propres à diverses disciplines scientifiques (mathématiques, anatomie, archéologie, anthropologie…) qui distendent l’action et servent de contrepoints réflexifs et poétiques.

© Maxim Paré Fortin

Extimité

Ce que Lorene relate est souvent revisité par elle d’un point de vue différent. Cela lui permet, oui, de changer l’angle d’approche et de relativiser, d’étendre sa pensée, de lier une anecdote à un événement de l’histoire humaine ou animale, mais aussi de se perdre dans un flot de paroles dont on se demande parfois le but (à part d’éviter d’en venir au fait). Le public se retrouve ainsi à la fois à s’interroger sur l’évolution de l’espèce et à être témoin du dévoilement de l’intimité sensuelle et intellectuelle du personnage principal.

Pourquoi le désert ? Comment les deux personnages sont-ils passés du quartier montréalais  Centre-Sud à cet endroit ? Difficile à déterminer et, semble-t-il, cela importe peu. Que réserve l’avenir ? On ne sait pas. L’espace scénique, dont Odile Gamache signe la scénographie remarquable, est divisé en trois : à gauche, un lit double, à droite, une baignoire, et au centre, une scène surélevée tapissée de sable servant à la fois d’entrée, de représentation de l’extérieur et finalement de tréteau sur lequel se dérouleront quelques saynètes de stand-up et de numéros de magie, entre autres. Car si Lorene livre un discours déconstruit, l’aire de jeu accueille toutes sortes de mises en scène sous-jacentes rondement menées, sans aucun temps mort, qui rendent l’ensemble dynamique et plein de rebondissements, et nous plongent dans une perplexité joviale.

Deux éléments de ce spectacle sont à souligner : la chimie palpable entre l’acteur et l’actrice principale et l’ambiance créée par la musique. Amélie Dallaire et Gabriel-Antoine Roy se soutiennent l’un·e l’autre par un jeu pétri de tendresse. Leur manière ultrasensible de bouger, de se déplacer d’un point à un autre et d’interagir touche au cœur. Quant à la trame sonore, conçue par Christophe Lamarche-Ledoux, elle renforce le sentiment de perte de repères et rappellera certainement celle de la série très à la mode The White Lotus réalisée, celle-ci, par le Montréalais d’adoption Cristobal Tapia de Veer.

Une très belle pièce abstraite, jouée avec talent, folie et beaucoup d’humour par d’excellent·es comédien·nes, qu’on suit avec un immense plaisir, mais de laquelle on ressort cependant décontenancé·e par les nombreuses métaphores, et avec l’impression d’avoir manqué quelque chose.

© Maxim Paré Fortin

Sur l’apparition des os dans le corps

Texte : Gabriel Plante. Mise en scène : Félix-Antoine Boutin. Assistance à la mise en scène, direction de production et régie : Audrey Belzile. Direction technique : Guillaume Lafontaine-Moisan. Scénographie : Odile Gamache. Costumes : Odile Gamache et Léonie Blanchet. Lumières : Julie Basse. Conception sonore : Christophe Lamarche-Ledoux. Avec Amélie Dallaire et Gabriel-Antoine Roy. Une production de Création Dans la Chambre, en codiffusion avec le Théâtre Prospero, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 11 février 2023.