Critiques

Fantômes : Chansons de gestes d’autrefois

© Camille Gladu-Drouin

Sous la codirection artistique d’Anne-Marie Guilmaine et de Claudine Robillard, Système Kangourou propose des projets où se côtoient comédien·nes professionnel·les et membres de la communauté dans une pratique interdisciplinaire mariant « théâtre, performance et sociologie ». De fait, des éléments théoriques accompagnent plusieurs des spectacles, ainsi qu’un ensemble d’événements connexes (ateliers en contextes scolaire et communautaire, actions poétiques, discussions) et, dans le cas présent, un livret de réflexions et de témoignages.

Pourtant, l’objet que constitue Fantômes est tout sauf une pièce à thèse. Au contraire, on y entre comme dans une bulle de songe et, si on laisse à nos sens le soin de nous guider, on en ressort avec un léger sillage de brume phosphorescente et un scintillement délicat plein la tête.

Le spectacle, sans texte, s’arrime autour de la musique. La trame sonore de Cédric Dind-Lavoie, tirée de son album Archives, apparie des chansons folkloriques canadiennes-françaises enregistrées dans les années 1940 et 1950, avec une orchestration de musique contemporaine. Cette recontextualisation donne des résultats saisissants, émouvants et parfois un peu répétitifs. Dans le morceau d’ouverture (Complainte du coureur des bois), la voix cassée et éraillée, qui exprime à la fois âpreté du vécu et plaisir de chanter, est magnifiquement mise en valeur par l’écrin du piano et du synthétiseur.

Fantômes est porté par des performeurs et performeuses d’une grande diversité d’âges, d’expériences et de silhouettes. Dans des chorégraphies qui sollicitent la musculature la plus puissante comme la moindre phalangette, ces corps dissemblables élaborent des tableaux qui invitent à une observation minutieuse et, au final, à la co-construction du sens. On souhaiterait parfois un indice pour pouvoir discerner, avant que ne sonne la fin de l’heure, ce que façonnent ainsi les comédien·nes par ces jeux de mimes. 

Dans plusieurs scènes, on devine les gestes du travail et de la création. Ce sont des gestes d’autrefois, peut-être, car dans cette fébrilité des bras, des mains, des doigts, dans ces expressions de concentration et de joie sourde, on croit déceler des mouvements qui auraient jadis été familiers, quotidiens pour d’autres générations – des gestes fantômes, en quelque sorte. Tissage, cardage et ravaudage ? Semis et labours ? Ou peut-être s’occupe-t-on plutôt de sculpter le vent et d’éparpiller lacs et forêts au travers du paysage comme le Dieu des premiers jours. 

Il est question, d’un bout à l’autre de l’œuvre, du deuil sous toutes ses formes. Dans une autre vignette, d’une grâce remarquable, une femme et une fillette parcourent, enlacées en une tendre et ludique roulade, une grande partie de la scène… Une fois son cheminement terminé, la femme se lève et sort. L’enfant reste seule.

© Camille Gladu-Drouin

Humains ensemble dans la solitude

Au fond de la scène vaste et sobre, les grands murs nus servent de toile de fond pour mieux projeter les ombres. L’éclairage joue dans ce spectacle un rôle prépondérant : tamisé à des degrés de nuances infimes, il révèle brouillards et luminescences, se fait spectral ou chaleureux, souligne des textures inattendues et accompagne des danses singulières. Il se fait parfois stroboscopique, donnant à la scène une allure de vieux film muet qui cadre particulièrement bien avec la musique et évoque, encore, des spectres d’un temps révolu.

Fantômes est musique, lumière et mouvements, ces derniers constamment en équilibre entre contrainte et excès. Glissements des corps, parcours qui se frôlent et se rejoignent l’espace d’un instant, orbites entremêlées, trajectoires parallèles… Des membres en harmonie et en rupture se cassent, se heurtent et s’étreignent. Entre la danse et la création s’esquisse tantôt la souffrance, simultanée, mais inégale, tantôt la joie, délicat ravissement ou puissante exultation. Les personnages semblent légers, sur le point de s’envoler, ou encore accablés, transportant leur fardeau comme autant de Sisyphe.

Du premier cheminement lent et hésitant à la dernière procession, une vérité se dessine : les spectres comme les humains arrivent et partent dans la plus entière des solitudes. Ou presque.

Fantômes

Idéation : Anne-Marie Guilmaine. Mise en scène : Anne-Marie Guilmaine et Claudine Robillard en collaboration avec les interprètes. Dialogue artistique : Maxime Mompérousse. Musique : Cédric Dind-Lavoie. Spatialisation et conception sonore : Frédéric Auger. Éclairages et régie : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Costumes et sculptures : Jeanne Dupré. Dramaturgie : Mélanie Dumont. Direction de production : Andrée-Anne Garneau. Direction technique : Gabriel Duquette. Conseil scénographique : Julie Vallée-Léger. Visuel du spectacle et du livret : Youloune et Camille Gladu-Drouin. Avec Sabri Attalah, Pierre Bastien, Madeleine Guastavino, Barmaan Mansouri, Maxime Mompérousse, Romane Perron et Claudine Robillard. Une production de Système Kangourou, présentée au Théâtre Aux Écuries jusqu’au 25 mars.