Critiques

White Out : Presque à perte de vue

© Jonathan Lorange

Avant de pénétrer dans la salle du Théâtre Rouge du Conservatoire, un écriteau sur la porte nous informe du danger : « Effets stroboscopiques, fumée dense et sons intenses pouvant causer une perte de repères ». C’est d’emblée en consentant à la promesse de ce trouble que nous nous installons dans la salle déjà plongée dans une nuée blanche. Au sein de ce brouillard, nous sommes devant une chambre que nous devinons sur la scène presque dénudée : un seul lit aux draps blancs défaits sied à droite de la scène.

Pour celles et ceux qui sont familiers de l’univers poétique de Marguerite Duras, duquel ce spectacle s’inspire, et des adaptations théâtrales qui ont été réalisées à partir de ses œuvres, ce choix scénographique a quelque chose à la fois de commun et d’une nécessaire évidence. Ce qui fait la singularité, la force et l’originalité de White Out, c’est la manière dont La maladie de la mort de Duras sert de sous-texte, voire de prétexte à une expérience kinesthésique de désorientation qui excède l’aspect référentiel.

© Jonathan Lorange

En effet, le principe qui semble ordonner la représentation est l’insatisfaction, l’impuissance de nos sens et de nos facultés mentales à discerner le sujet de l’histoire de White Out. Les jeux de lumière, la trame sonore, l’usage de la fumée frustrent notre pouvoir de perception et produisent l’effet d’un envahissement. Nous sommes submergés. Astreints à cette posture de passivité, nous subissons la force de ce qui semble mimer les éléments : l’eau, le vent et les éclairs. Au bord d’une mer invisible ou au cœur d’une tempête, nous sommes soumis à la force de ces artifices qui semblent pousser nos corps, désormais nerveux et haletants, à leur limite.

À la manière de la narratrice du roman durassien, la femme, interprétée par Anne-Marie Ouellet, apparaît sur scène comme de nulle part et nous commande, d’une voix languissante qui scande des phrases sibyllines, d’imaginer ce que l’on croit être une fable, un récit onirique ou bien un souvenir. S’approchant et s’éloignant du lit, s’y étendant seule ou bien en compagnie d’enfants, mirages ou fantômes, la femme nous transmet l’expérience d’une absence. Tout au long de la représentation, nous ne percevons que son ombre, sa silhouette en négatif du monde que nous occupons.

Ce spectacle, conçu originellement par L’eau du bain en 2018 et présenté pour la première fois au FTA, nous invite à nous abandonner à une histoire qui évoque et nous fait ressentir, surtout, par cette puissante mise en scène, les affects négatifs de la disparition, de l’oubli et du deuil.

© Jonathan Lorange

White Out

Texte et mise en scène : Anne-Marie Ouellet. Son : Thomas Sinou. Lumières : Nancy Bussières. Interprétation : LiCan-Marie Leduc, Anne-Marie Ouellet, Charline Salesse Bergeron, Isaac, Salesse Bergeron, Camille Schryburt Cellard et Jeanne Sinou. Scénographie : Simon Guilbault. Accessoires et costumes : Karine Galarneau. Dramaturgie : Émilie Martz-Kuhn. Conseil artistique : Anne-Marie Guilmaine et Mélanie Dumont. Conseil mouvement : Clarisse Delatour. Assistance à la mise en scène : Guillaume Saindon. Développement avec le soutien du Fonds national de création du Centre national des Arts (Ottawa), le Département de théâtre de l’Université d’Ottawa, Hexagram-UQAM, les Productions Recto-Verso (Québec), le Théâtre français du Centre national des Arts (Ottawa) et Balancing Act (Toronto). Présentation en collaboration avec le Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Création au Théâtre français du Centre national des Arts, Ottawa, le 6 avril 2022. Rédaction : Jade Préfontaine. Traduction : David Dalgleish. Une production de L’eau du bain présentée par le Festival TransAmériques du 2 au 4 juin 2023 au Théâtre Rouge du Conservatoire.

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À propos de

Laurence Pelletier enseigne la littérature et les études de genre au cégep et à l’université. Elle est également critique littéraire et culturelle et collabore depuis plusieurs années aux revues Spirale, Lettres québécoises et Moebius.