Critiques

Past Rooms : Danser l’absence sans perdre pied

© Damián Siqueiros

Lauréat, en 2018, du Grand Prix de la critique danse, théâtre et musique de Paris et ancien danseur des Grands Ballets canadiens, Andrew Skeels possède déjà une liste impressionnante de collaborations, que ce soit avec le Cirque du Soleil, les Ballets jazz de Montréal, le Théâtre de Suresnes Jean Vilar ou encore le réputé Festival TanzTheater International de Hanovre. Il signe avec Past Rooms un petit bijou de danse-théâtre, poli avec soin.

L’action se concentre autour d’une femme, jouée par Silvia Sanchez, dont on ne comprendra pas si elle est morte, vivante, ou si elle rêve. Cette dernière semble passer à travers différentes phases du deuil ou de l’abandon. On la verra d’abord se sortir d’un tumulus sur lequel son amoureux (Danny Morissette) verse des pelletées de terre. Le même homme, par la suite, lui prend le rôle du mort et la suit comme son ombre d’un tableau à l’autre. Elle passera la plus grande partie du spectacle prostrée dans un fauteuil, à subir les discours des autres interprètes, à se faire déplacer d’un bout à l’autre de l’espace, et à répondre à un téléphone qui sonne avec insistance sans que jamais personne ne se manifeste à l’autre bout du fil.

Autour d’elle et de son ombre s’activent quatre autres danseurs et danseuses. Ceux et celles-ci créent des scènes tantôt comiques, tantôt sombres, parfois burlesques, voire délirantes. L’ambiance onirique renvoie à certains films de Germaine Dulac ou de Luis Buñuel, où l’étrangeté peut mener au rire comme au frisson. L’excellente trame sonore de Julien Tarride et de Hildur Guðnadóttir y contribue beaucoup. Ainsi, le numéro de claquettes, effectué dans une armoire par un travesti dont on ne voit pas la tête, qui se déplacera en avant-scène avant de se conclure sur une table, séduit unilatéralement par sa fraîcheur, mais surtout par la présence scénique impeccable de Jean-Sébastien Couture. La séance de psychothérapie, à l’inverse, crée une tension qui mène jusqu’au cauchemar. José Flores a beau y évoquer la chaleur et la guérison, c’est sa menaçante marionnette de ventriloque que l’on garde en tête.

D’abord à gauche de l’aire de jeu, puis à droite, et finalement partout, de la terre tombe des tiroirs, des portes des armoires et des commodes. Le décor, représentant un salon bourgeois des années folles, au premier abord très propret, se fait envahir par la saleté et le désordre. Il finit par devenir un lieu surréel dans lequel, de fil en aiguille, la réalité fait place à un univers plus abstrait, plus métaphorique.

© Damián Siqueiros

Entre-deux

C’est autour de la notion de seuil, de frontière, que se dessine cette œuvre flottant entre ciel et terre. Soulignons-le : la chorégraphie de Skeels, très sophistiquée, captive le public par sa fluidité et par l’osmose indéniable entre les interprètes. De facture somme toute classique, elle est menée de main de maître par les six danseurs et danseuses que l’on sent bien rodé·es. Ils et elles nous livrent ici un jeu tout en assurance, en précision et en confiance.

On applaudit un des duos des protagonistes, dans lequel il et elle jouent à se tenir par une main, puis par une autre, dans un jeu de croisement et de décroisement des membres qui donne un savoureux tournis. Le regard se perd alors dans le labyrinthe mouvant de leurs bras et de leurs jambes, qui les maintient dans un équilibre précaire. Qui saura comment se séparer de l’autre ? Qui aura la force d’abandonner en premier ?

Dans cet espace, où on glisse plus qu’on ne marche, les portés sont nombreux et se font (apparemment) sans effort. Si l’un·e reprend son souffle, ne serait-ce qu’un instant, la danse reprend immédiatement à un autre endroit. Cette activité constante peut d’ailleurs, et c’est dommage, empêcher de saisir certains détails. On se perd de temps en temps dans les actions périphériques et les changements de décor. Il y a tant à observer dans tout ce foisonnement !

Si le propos de la pièce n’est pas tout à fait clair, il est par contre certain que ce vague persistant est volontaire. On serait tenté·e d’affirmer que l’atmosphère l’emporte ici sur le sens, et il est vrai qu’il vaut mieux lâcher prise que tenter de tout comprendre et de tout raccorder. Pourtant, et au bout du compte, cette méditation sur la tristesse et l’absence réussit là où d’autres œuvres échouent : la perte, la dépression, la stupeur muette sont ressenties avec force et exprimées avec talent, sans jamais tomber dans la commisération ou la désolation.

Sur ce seuil, la légèreté demeure, tout comme l’espoir; non pas que l’on entende enfin la voix de l’être aimé à l’autre bout du fil, mais plutôt que l’on ait la force de reposer le combiné sur sa base. Et que l’on se donne, enfin, le droit à la délivrance.

© Damián Siqueiros

Past Rooms

Chorégraphie : Andrew Skeels. Mise en scène : Andrew Skeels, David Di Giovanni et Joe De Paul. Dramaturgie : David Di Giovanni et Robert Vézina. Musique : Hildur Guðnadóttir. Musique originale : Julien Tarride. Conception décor et costumes : Damián Siqueiros. Éclairage : Rasmus Sylvest. Composition florale : Reuben Stewart. Confection des costumes : Jill Meuris. Conception de marionnette : Flavia Hevia. Avec Jean-Sébastien Couture, Marilyne Cyr, José Flores, Danny Morissette, Silvia Sanchez et Anna Sanchez. Une production de Skeels Danse présentée à la Cinquième Salle de la Place des Arts du 17 au 21 octobre 2023.