Critiques

Histoires pour faire des cauchemars : Faire danser ses démons intérieurs

© Maxim Paré Fortin

Au cœur de la nuit, les deux enfants pas sages d’Histoires pour faire des cauchemars inventent des récits pour nourrir leur insomnie. Entre des numéros de chant échevelés et exutoires, Patricia et Damien jouent à faire grincer les mécanismes du conte pour fouiller les coins sombres de leurs cerveaux en ébullition.

La collection d’histoires écrites par Étienne Lepage est faite pour capter l’attention des plus jeunes tout en maintenant l’intérêt des adultes. Mordant, lyrique et ingénieux, le dramaturge québécois tient le public en haleine avec un maillage de formules narratives soignées et d’exclamations irrévérencieuses jubilatoires. On ne s’étonne pas que le texte bien construit et ficelé ait été finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général en 2014.

Dès le début de la pièce, on entre dans la quatrième dimension : les figures familières se révèlent monstrueuses, les dilemmes moraux ont des issues funestes et les peurs les plus saugrenues et secrètes deviennent réalité.

Le personnage de Patricia, portée avec des extravagances macabres assumées et une énergie malicieuse par Chantal Dupuis, décrit l’école comme un royaume abject, où les enfants piaillent à qui mieux mieux et les adultes agissent comme des poules sans tête — avant de déclarer qu’elle adore ça ! Le ton est donné : les règles habituelles ne s’appliquent pas dans ce monde à l’envers où les enfants peuvent laisser libre cours à leur excentricité et faire rugir leurs démons intérieurs.

Son complice Damien, frondeur au cœur tendre et philosophe enjoué, est interprété par Andrew Albanese. Bien assortis, les deux interprètes s’échangent tour à tour les fonctions de narrateur·trice et de protagoniste. Raconter devient un jeu de pouvoir, qui permet d’inventer des tourments pour punir l’autre d’avoir menti, employé de gros mots ou fait preuve d’égoïsme. Pour appliquer une morale décalée, où l’imagination est souveraine, les enfants se métamorphosent en méchante maman, en monstre ailé ou en poupée géante. Ils produisent leur effet avec conviction, mais toujours avec une pointe d’humour, qui permet aux plus inquiets dans l’assistance d’apprécier les frissons qui risquent de leur parcourir l’échine à plusieurs occasions.

© Maxim Paré Fortin

Corps marionnettes

La chorégraphie des corps dans la mise en scène de Jocelyn Pelletier est presque aussi élaborée et fluide que celle des mots d’Étienne Lepage. Les interprètes ont des alter ego en poupées, qu’ils manipulent tout au long de la représentation pour reproduire leurs postures. Allongés, accroupis, assis, sautillant, rampant, les corps participent au récit, en utilisant très peu d’accessoires, mais avec une énergie intense et précise.

Lors des numéros musicaux, dont on perd malheureusement plusieurs paroles, le duo se déchaîne pour livrer du rap ou du rock bien lourd, qui se greffent aux sons d’un petit synthétiseur. Ça déménage, mais sans devenir criard ou nous vriller les tympans, ce qui nous permet d’apprécier ces moments débridés.

Ces moments de musique entre les histoires permettent de varier les rythmes, de redémarrer la machine et de goûter le langage parfois plus soutenu (mais délicieux) ainsi que la large palette d’émotions qu’on rencontre lors de ce périple dans la psyché des jeunes personnages.

La scène baigne dans la pénombre, la fumée et les éclairages bien ciblés (notamment pour faire apparaître et disparaître des chocolats). Les deux lits des enfants sont comme deux scènes, deux glaces noires qui reflètent la lumière des projecteurs et les pensées qui tournent en rond, quand on ne trouve pas le sommeil. Une troisième plateforme, à l’arrière, accueille une chaise et le clavier pour compléter le décor. Cette économie d’effets laisse toute la place au comédien et à la comédienne qui réussissent à entraîner le public attentif de l’autre côté du miroir, pour de multiples tours de manège.

© Maxim Paré Fortin

Histoires pour faire des cauchemars

Texte : Étienne Lepage. Mise en scène : Jocelyn Pelletier. Lumière : Chantal Labonté. Scénographie, costumes et accessoires : Marie-Ève Fortier. Composition musicale : Jean-Christophe Yelle. Avec Chantal Dupuis et Andrew Albanese. Une création du Théâtre La Bête Humaine présentée au Théâtre jeunesse Les Gros Becs jusqu’au 31 octobre 2023.