Critiques

Dernière frontière : Chercheurs d’or et de chansons

© Olivier Hardy

Road-movie, théâtre documentaire, exposé-causerie, music-hall… Dernière frontière est à la fois un peu de tout cela et son contraire. Le spectacle, qui démarre sur plusieurs fausses pistes et finit par n’en choisir aucune, révèle à travers cette pluralité de genres la complexité d’une expérience individuelle et d’une histoire collective. Cette cocréation de Véro Lachance, artiste multidisciplinaire travaillant à Whitehorse, et du Théâtre Everest, codirigé par Chloé et Jade Barshee, déboulonne ainsi les mythes liés à l’exotisme boréal.

Des images projetées sur un écran, une tente ou d’autres objets soulignent à gros traits les rêves et les valeurs que les personnages projettent sur les grands espaces « vierges » du Yukon. À l’instar de Northern Exposure, la série américaine des années 1990 campée en Alaska, on y rencontre des citadin·es avides de retour à la nature et d’« ensauvagement », ou encore de performance et d’image; et bien sûr, on retrouve ceux et celles qui cherchent la richesse, depuis les chercheurs d’or d’antan jusqu’aux promoteurs immobiliers d’aujourd’hui.

Les peuples du Yukon ont perdu leurs chansons traditionnelles depuis que l’arrivée des chercheurs d’or et de leurs infrastructures a chamboulé les liens sociaux et familiaux. Entre deux fantasmagories, John Fingland, originaire du Sud-Ouest du Yukon, tire de son cahier des anecdotes colorées de la véritable histoire de Whitehorse et du Canada. On découvre la cartographie autochtone et le rôle prépondérant du commerce dans les relations sociales depuis une époque reculée. On apprend l’évolution des quartiers de la ville depuis l’époque où un individu au poétique sobriquet faisait le tour du secteur pour en recueillir les eaux usées, mais aussi le poids de sa gentrification récente, comme le montre la crise du logement qui y sévit. On entrevoit, en outre, que « notre futur est intimement lié à [la] souveraineté » des nations autochtones.

© Olivier Hardy

Le retour des chansons

Composée et interprétée, sur scène, par Nicolas Hyatt et Hakim Therrien Boulos, la trame sonore confère au spectacle un dynamisme incontestable. Elle est à son meilleur lors des impétueux numéros de cabaret qui conjuguent critique sociale, histoire coloniale et chorégraphies hilarantes. S’y côtoient des politiciens au bagout mirobolant, des écrivain·es en excès d’inspiration et une adepte du plein air prodigieusement passionnée. Cette formule convient particulièrement à la joyeuse bande, dont la chimie est indéniable et contagieuse, et fait ressortir le grain de folie qui pimente copieusement un propos plutôt sombre.

On remarque d’emblée que le jeu de force inégale — voire en dents de scie — des cinq comédien·nes ainsi que l’écriture collective elle aussi irrégulière causent quelques relâches dans l’élan vital du spectacle. Malgré tout, l’humour bon enfant qui sous-tend les interactions, aussi bien sur scène qu’avec le public, met un baume bienfaisant sur ces douleurs de croissance. L’autodérision, cet outil à double tranchant, est ici maniée de main de maître.

En cela, elle fait contrepoids à des scènes d’autofiction quelque peu pontifiantes dans lesquelles les protagonistes échangent des déclarations, entre confessions et professions de foi, où dominent bons sentiments et intentions nobles. En plus d’y affirmer un souci d’inclusion d’une limpidité extrême, la pureté des âmes et des motivations est passée au crible. Aucun doute : on se trouve dans un safe space dont le public est convié à être témoin. Malgré tout, le spectacle offre un répit salutaire. Réjouissant et politique sans être caustique, il souffle un vent de fraîcheur sur une époque bien inquiétante. En plus, on nous assure que les chansons reviennent…

© Olivier Hardy

Dernière frontière

Texte : Jade Barshee, Véro Lachance, John Fingland et Fred Pierre. Traduction : Nicolas Hyatt. Mise en scène et direction artistique : Jade Barshee, Véro Lachance et Chloé Barshee. Conseil artistique : Marie-Ève Groulx. Musique : Nicolas Hyatt et Hakim Therrien Boulos. Conception éclairage, régie et direction technique : Catherine FP. Scénographie : Audrée Lewka. Conception vidéo : William Couture. Conception costumes : Chloé Barshee. Direction de production : Clémence Doray et Jade Barshee. Assistant couture : Kevin Sauvageau. Sonorisation et régie son : Pierre Tripard. Animation vidéo : Cynthia Naggar. Avec Véro Lachance, Chloé Barshee, Fred Pierre, Marie-Christine Boucher et John Fingland. Une production du Théâtre Everest, présentée au Théâtre Aux Écuries jusqu’au 9 décembre 2023.