Critiques

Dérive de nuit : Le bruissement du vertige

© Camille Gladu-Drouin

Un port la nuit, l’hiver. Sur l’écran en toile de fond, des projections nous portent jusqu’au pont d’un brise-glace, dans le froid intense des prémices de l’aube. C’est ainsi que s’ouvre Dérive de nuit, création de Système Kangourou, actuellement en résidence au Théâtre aux Écuries. Dans ce spectacle, qui s’inscrit dans la filiation du film Bermudes (nord) (2018) et du récit Bermudes (2020) de Claire Legendre, c’est la codirectrice artistique de la compagnie qui pilote l’équipage prenant place sur scène aux côtés d’un imposant appareillage technique.

Sertie dans une mise en scène boréale, entre brouillard et iceberg, Claudine Robillard conte la dérive d’une protagoniste désorientée, « qui ne sait que faire de ses dix doigts ». Elle construira au cours de cette petite heure un évanescent monument à l’errance, à la recherche de soi et à la douceur du partage des ivresses.

On ressent ainsi dès les premiers moments le vertige de cette femme qui ne comprend pas ce qu’elle fait là, ni peut-être comment elle y est arrivée. Puis la poésie poignante du début laisse place à une beauté plus âcre et sereine, qui fait fondre goutte à goutte l’irritation du quotidien, au même rythme que se liquéfie le bloc de glace suspendu au plafond. Paysages, vents, humeurs – toutes ces entités par nature changeantes se réunissent, incarnées par les trois homme et femmes-orchestre sur scène, pour moduler les sentiers parcourus. C’est sans doute la grâce tranquille de la narratrice qui révèle le cœur battant de cette performance, une oasis de lenteur et de douceur qui laisse place à de multiples interprétations.

© Camille Gladu-Drouin

Entre vents et marées

Le bateau arrive à l’Île, et c’est au fil des grèves et des bourrasques qu’on fait la rencontre de personnages singuliers, semblant parfois issus d’une autre époque ou d’un roman. Animaux, enfants, individus de tout poil contribuent à l’étrangeté ressentie.

Pour dire la dérive et ses méandres, auxquels le public est convié à s’attacher, s’érige un jeu complexe de textures, tant visuelles que sonores. Les éclairages, entre clair de lune, aurores boréales et petit matin gris, font fluctuer l’ambiance du froid au chaud, de l’angoisse à l’enchantement. Sur les paysages nordiques et fluviaux qui se déploient à l’écran, Julie Vallée-Léger pose un dispositif qui lui permet de superposer des mains sur la plage, des zébrures de gouache sur les falaises ou des ombres sur les chambres vides. Par ses graffitis pensifs, elle nuance le récit en temps réel et soumet aux spectateur·ices des angles de vision différents.

À la sonorisation, Frédéric Auger et Karine Sauvé conjuguent leurs efforts pour créer un panorama électroacoustique saisissant. Des plaintes vocales ou instrumentales accompagnent le départ en bateau de la « femme aux dix doigts ». Ensuite, ce sont le vent et la marée à son arrivée sur l’Île, auxquels s’ajoutent pulsations, plans de guitare, harmonium, murmures et kazou marquant le parcours, puis une chaîne grinçante, une bâche bruissante et jusqu’au craquement d’une croustille qui construit une connivence.

En mouillage au bout de nulle part, un peu étourdi par la bise, on se demande tout de même si on ne s’est pas fait mener en bateau. Ce récit onirique qui nous balade du fleuve à la terre et d’épaves en trésors s’ancre à la fois dans l’incertitude de la recherche et dans l’émotion de la découverte. En accompagnant la protagoniste au fil des sentiers de terre et d’eau, on finit par comprendre que c’est la manière qu’a trouvée cette femme, qui s’est « perdue en elle-même », de poursuivre sa quête de sens.

© Camille Gladu-Drouin

Dérive de nuit

Écriture scénique : Anne-Marie Guilmaine, en collaboration avec les performeur·ses, librement inspirée du film Bermudes (nord) de Claire Legendre. Scénographie : Julie Vallée-Léger. Musique : Frédéric Auger et Karine Sauvé. Éclairages : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Images : Claire Legendre (direction photo de Franck Le Coroller) pour le film Bermudes (nord). Accompagnement dramaturgique : Mélanie Dumont. Stylisme costumes : Jeanne Dupré. Direction technique : Gabriel Duquette. Direction de production : Andrée-Anne Garneau. Avec Claudine Robillard, Frédéric Auger, Karine Sauvé et Julie Vallée-Léger. Une production de Système Kangourou, présentée à La Chapelle Scènes Contemporaines jusqu’au 10 décembre 2023.