En 2013, l’artiste multidisciplinaire Samantha Clavet (jeu, écriture, mise en scène, cirque) découvre le texte Bitch Boxer de Charlie Josephine, ayant gardé de sa formation théâtrale londonienne l’habitude de lire la création dramatique anglaise. C’est un coup de foudre ou un uppercut, pourrait-on dire puisque Clavet venait de commencer la boxe ! Résonne une même rage, une fougue, un parcours qu’elle a envie de porter à la scène. En 2014, après avoir co-fondé le Théâtre Escarpé avec Catherine Simard, elle se lance dans la traduction de ce texte, pour finalement incarner le personnage principal 10 ans plus tard : une immersion totale et une implication qui transcendent la représentation de ce récit de combat, qui est avant tout un affrontement intérieur et une réflexion sur l’amour, portés par une dynamique physique intense. La mise en scène d’Hubert Bolduc (qui a pratiqué lui aussi la boxe à l’occasion) est d’une grande inventivité, convoquant toutes les séquences dans un dispositif unique, tout en pariant sur la qualité même de la dépense physique comme appui de jeu et outil d’interprétation.

Faire craquer la carapace
Chloé est une fille qui boxe, initiée à ce sport par son père, qui lui a appris ainsi à
« contrôler (sa) colère, à la transformer en puissance, puis en vitesse ». Son père qui est son coach sportif et son pilier (sa mère est partie quand elle avait 11 ans), pilier un peu trop protecteur, puisqu’il voit d’un mauvais œil la relation amoureuse qui se noue avec Jamie, un grand cœur tendre qui vient de débarquer dans la vie de Chloé. Mais à quelques semaines d’une échéance majeure (la première sélection ouverte aux boxeuses pour les Jeux Olympiques, en 2012), son père meurt dans un accident de la route. Chloé se mure dans une rage froide pour tenir jusqu’au match de sélection, mais il est difficile de faire taire ses émotions, d’autant qu’elle vient de rompre avec Jamie à quelques jours du combat.
L’espace scénique évoque l’univers de la boxe avec ses accessoires et ses casiers de vestiaire, tout en suggérant toutes sortes de lieux par simple déplacement d’un petit praticable à roulettes en bois brut surmonté d’un casier; ce dernier est manipulé en tous sens pour suggérer aussi bien un cercueil, un comptoir de bar, etc. Le public est placé en angle sur les deux côtés d’un espace de jeu triangulaire très effilé, le troisième côté est bordé de toiles grises encadrant une ouverture, toiles qui seront glissées pour dévoiler des miroirs lors du dernier affrontement : le public se voit alors réfléchi comme des quatre côtés d’un ring. L’aire de jeu est au plus des gradins, ce qui permet de suivre le spectacle en étant proche des interprètes. On les voit se préparer et s’échauffer lors de l’entrée en salle, sur une musique envoutante et rythmée comme un battement cardiaque ou une musique électro entrainante invitant à ne pas lâcher, à se dépasser.
Un très beau travail d’adaptation et d’invention scénique a été réalisé pour passer d’un texte monologique à une vraie partition à trois interprètes, qui donne vie à tout l’environnement de Chloé. Mention spéciale à Anne-Virginie Bérubé et Charlie Cameron-Verge, impeccables dans leur encadrement multifacettes : les deux incarnent avec brio, malice et justesse tous les protagonistes secondaires, mais aussi les objets (réveil, téléphone, grille-pain … !); magnifique travail d’arrière-plan qui se construit sous nos yeux. Parfois des changements interviennent dans un même mouvement d’enlacement ou de combat — qui se confondent à plusieurs moments ! — que ce soit lors de l’enterrement du père ou du match final. Il y a une grande virtuosité dans ces séquences qui distendent le temps et bousculent l’espace pour faire ressurgir des postures, des moments croisés avec leur phrase-clé, en une spirale de flash-backs qui surgissent un instant, juste le temps de les saisir, avant que l’on revienne au déroulé principal du match, au corps à corps. Il y a là une très belle maîtrise de jeu et une narration toute cinématographique. On a l’impression de voir se matérialiser sur scène le flux de conscience de Chloé, emballé dans un galop fou.
L’interprétation de Samantha Clavet, toute de fougue, mais aussi de morgue, de rage contenue, laisse deviner le travail intérieur qui creuse depuis la sidération de la mort du père, et même avant — elle égrène toutes sortes de confidences au long du récit — et qui culmine lors du combat ultime. La stylisation du jeu et la disposition des combattantes, d’abord dos à dos, chacune face à un gradin, permettent de saisir la moindre nuance de cet affrontement. Dans les coups donnés, dans la ressource physique et mentale à puiser pour tenir jusqu’au bout, dans la perturbation des images qui remontent, se lézarde alors la protection psychique pour libérer l’émotion, commencer le chemin du deuil et accepter d’aimer et d’être aimé·e.

Texte : Charlie Josephine. Mise en scène : Hubert Bolduc. Assistance à la mise en scène : Anne-Virginie Bérubé. Traduction : Samantha Clavet. Scénographie : Mélanie Robinson. Éclairage : Laëtitia Mayer, Charlyne Roux. Conception sonore : Symon Marcoux. Conseil au mouvement : Marie-Chantale Béland. Direction de production : Marie-Noël Grenon. Avec Anne-Virginie Bérubé, Charlie Cameron-Verge, Samantha Clavet. Une production du Théâtre Escarpé présentée à Premier Acte jusqu’au 24 février 2024.
En 2013, l’artiste multidisciplinaire Samantha Clavet (jeu, écriture, mise en scène, cirque) découvre le texte Bitch Boxer de Charlie Josephine, ayant gardé de sa formation théâtrale londonienne l’habitude de lire la création dramatique anglaise. C’est un coup de foudre ou un uppercut, pourrait-on dire puisque Clavet venait de commencer la boxe ! Résonne une même rage, une fougue, un parcours qu’elle a envie de porter à la scène. En 2014, après avoir co-fondé le Théâtre Escarpé avec Catherine Simard, elle se lance dans la traduction de ce texte, pour finalement incarner le personnage principal 10 ans plus tard : une immersion totale et une implication qui transcendent la représentation de ce récit de combat, qui est avant tout un affrontement intérieur et une réflexion sur l’amour, portés par une dynamique physique intense. La mise en scène d’Hubert Bolduc (qui a pratiqué lui aussi la boxe à l’occasion) est d’une grande inventivité, convoquant toutes les séquences dans un dispositif unique, tout en pariant sur la qualité même de la dépense physique comme appui de jeu et outil d’interprétation.
Faire craquer la carapace
Chloé est une fille qui boxe, initiée à ce sport par son père, qui lui a appris ainsi à
« contrôler (sa) colère, à la transformer en puissance, puis en vitesse ». Son père qui est son coach sportif et son pilier (sa mère est partie quand elle avait 11 ans), pilier un peu trop protecteur, puisqu’il voit d’un mauvais œil la relation amoureuse qui se noue avec Jamie, un grand cœur tendre qui vient de débarquer dans la vie de Chloé. Mais à quelques semaines d’une échéance majeure (la première sélection ouverte aux boxeuses pour les Jeux Olympiques, en 2012), son père meurt dans un accident de la route. Chloé se mure dans une rage froide pour tenir jusqu’au match de sélection, mais il est difficile de faire taire ses émotions, d’autant qu’elle vient de rompre avec Jamie à quelques jours du combat.
L’espace scénique évoque l’univers de la boxe avec ses accessoires et ses casiers de vestiaire, tout en suggérant toutes sortes de lieux par simple déplacement d’un petit praticable à roulettes en bois brut surmonté d’un casier; ce dernier est manipulé en tous sens pour suggérer aussi bien un cercueil, un comptoir de bar, etc. Le public est placé en angle sur les deux côtés d’un espace de jeu triangulaire très effilé, le troisième côté est bordé de toiles grises encadrant une ouverture, toiles qui seront glissées pour dévoiler des miroirs lors du dernier affrontement : le public se voit alors réfléchi comme des quatre côtés d’un ring. L’aire de jeu est au plus des gradins, ce qui permet de suivre le spectacle en étant proche des interprètes. On les voit se préparer et s’échauffer lors de l’entrée en salle, sur une musique envoutante et rythmée comme un battement cardiaque ou une musique électro entrainante invitant à ne pas lâcher, à se dépasser.
Un très beau travail d’adaptation et d’invention scénique a été réalisé pour passer d’un texte monologique à une vraie partition à trois interprètes, qui donne vie à tout l’environnement de Chloé. Mention spéciale à Anne-Virginie Bérubé et Charlie Cameron-Verge, impeccables dans leur encadrement multifacettes : les deux incarnent avec brio, malice et justesse tous les protagonistes secondaires, mais aussi les objets (réveil, téléphone, grille-pain … !); magnifique travail d’arrière-plan qui se construit sous nos yeux. Parfois des changements interviennent dans un même mouvement d’enlacement ou de combat — qui se confondent à plusieurs moments ! — que ce soit lors de l’enterrement du père ou du match final. Il y a une grande virtuosité dans ces séquences qui distendent le temps et bousculent l’espace pour faire ressurgir des postures, des moments croisés avec leur phrase-clé, en une spirale de flash-backs qui surgissent un instant, juste le temps de les saisir, avant que l’on revienne au déroulé principal du match, au corps à corps. Il y a là une très belle maîtrise de jeu et une narration toute cinématographique. On a l’impression de voir se matérialiser sur scène le flux de conscience de Chloé, emballé dans un galop fou.
L’interprétation de Samantha Clavet, toute de fougue, mais aussi de morgue, de rage contenue, laisse deviner le travail intérieur qui creuse depuis la sidération de la mort du père, et même avant — elle égrène toutes sortes de confidences au long du récit — et qui culmine lors du combat ultime. La stylisation du jeu et la disposition des combattantes, d’abord dos à dos, chacune face à un gradin, permettent de saisir la moindre nuance de cet affrontement. Dans les coups donnés, dans la ressource physique et mentale à puiser pour tenir jusqu’au bout, dans la perturbation des images qui remontent, se lézarde alors la protection psychique pour libérer l’émotion, commencer le chemin du deuil et accepter d’aimer et d’être aimé·e.
Bitch Boxer
Texte : Charlie Josephine. Mise en scène : Hubert Bolduc. Assistance à la mise en scène : Anne-Virginie Bérubé. Traduction : Samantha Clavet. Scénographie : Mélanie Robinson. Éclairage : Laëtitia Mayer, Charlyne Roux. Conception sonore : Symon Marcoux. Conseil au mouvement : Marie-Chantale Béland. Direction de production : Marie-Noël Grenon. Avec Anne-Virginie Bérubé, Charlie Cameron-Verge, Samantha Clavet. Une production du Théâtre Escarpé présentée à Premier Acte jusqu’au 24 février 2024.