Critiques

Chevtchenko : (Dé)cadrer le soin

© Valérie Remise

Chevtchenko emprunte une approche très cinématographique pour aborder les questions du soin et de la masculinité.

On ne dira jamais trop à quel point il est agréable d’entendre d’autres accents sur les scènes montréalaises. Il est rare d’assister à des pièces qui mettent de l’avant des récits d’altérité, sans que l’altérité ne soit à proprement parler le « sujet » de l’œuvre. Cette pièce aborde en l’occurrence le thème de la proche aidance, en s’appuyant sur l’expérience vécue par Guillaume Chapnick : « En 2022, alors qu’il est proche aidant pour son père atteint d’une maladie neurodégénérative, Guillaume débute l’écriture de son premier texte théâtral librement inspiré de son vécu ». Mentionnons d’emblée le jeu très juste de Gregory Hlady, qui incarne ce père malade, égaré et vulnérable, qui est fort touchant par sa candeur, à l’image d’une enfance retrouvée à l’aube de la mort.

Le soin et la masculinité

La pièce débute alors qu’Antoine rejoint ses deux frères qui s’occupent depuis un moment de leur père atteint d’une maladie dégénérative, semblable à l’Alzheimer. Le père est en proie à divers symptômes, tels que la perte de motricité, l’amnésie, la faiblesse, l’incontinence, la confusion, etc. La partition navigue habilement entre les registres prosaïques (changement de couches, vomi, activités quotidiennes) et poétiques; on se laisse parfois émouvoir par un certain lyrisme.

Entièrement portée par des interprètes masculins, la pièce propose une réflexion sur la masculinité. L’une des premières scènes où l’un des frères s’occupe de son père avec une grande tendresse, dans une lumière douce qui épouse leurs deux corps entrelacés, est particulièrement marquante. Il est beau de voir ces deux corps masculins, virils, se relâcher dans une proximité qui ressemble à celui d’un enfant accroché à son père. Il est beau, également, de voir qu’à travers cette relation de soin, la fratrie (karamazovienne ?) accède à une plus grande vulnérabilité, qui le dispute toutefois parfois avec la virilité et la violence, dans cette relation de proche aidance. C’est une histoire, hélas, qui est trop souvent racontée sous l’angle de la féminité. On a également l’habitude que les cultures étrangères prennent, sur les scènes québécoises, la forme d’un personnage secondaire, souvent exotisé, qui a des allures de « cases à cocher ». Ici, la culture ukrainienne infuse la création d’un bout à l’autre, de la distribution au poème final, en passant par les référents culturels et les modulations langagières.

© Valérie Remise

Comme au cinéma

Chevtchenko emprunte divers codes au cinéma, à travers des courtes scènes, qui mobilisent le procédé du champ et du hors-champ. Des images sont projetées sur de longs panneaux verticaux qui découpent la scène en petites cellules, comme autant de cadres ou de vignettes. Montée comme un film, la pièce enchaîne de courtes scènes, qu’on pourrait presque ici désigner comme des « plans », tant le cadrage semble pensé comme dans un film. Ce dispositif est intéressant, mais étouffe parfois la proposition, qui s’éparpille et manque de fluidité, notamment dans les « transitions ».

Dans une scène où il se met à pleuvoir subrepticement, l’averse est projetée sur les écrans, et est accentuée par le son de l’eau qui coule. Était-ce nécessaire de surligner ainsi l’averse d’une manière visuelle et sonore ? Le spectateur n’avait-il pas tout en lui pour imaginer la pluie déferler sur leur corps ? Tout porte à le croire. On ne fait pas assez l’éloge de la suggestion; n’est-ce pas, d’ailleurs, le pouvoir du théâtre ? À de nombreux moments, j’ai pensé que la proposition aurait été plus forte si on n’avait pas « dit », mais qu’on avait plutôt fait « sentir » certains éléments, par exemple à travers le langage des corps ou la mise en actions de ces éléments plutôt que par la mise en discours.

Comme si

Il y a quelque chose dans le jeu d’anti-naturaliste, qui a parfois des airs de théâtre d’été. Dans une scène de bataille entre deux frères, on sent toute la feinte. On fait semblant de se battre. Pourquoi ne pas faire, se battre réellement sur scène, dans un geste performatif entier, plutôt que faire semblant ? On se demande, par ailleurs, si la parole n’aurait-elle pas suffi à faire entendre la violence ?

Enfin, il faut saluer ce premier essai de Guillaume Chapnick, qui promet dans l’avenir d’autres créations plus achevées.

© Valérie Remise

Chevtchenko

Mise en scène : Marine Theunissen. Assistance à la mise en scène : Lea St-Pierre. Scénographie et lumière : Lauriane Cuello, avec l’assistance à la scénographie de Sandra Cuello et Quentin Kravtchenko. Musique : Karl A. Rozankovic avec la contrebasse de Emilou Johnson. Environnement sonore : Raphaël Dely avec l’assistance de Marie-Lü Charron-Poggioli. Vidéo : Raphaël Dely. Costumes : Guillaume Chapnick et Marine Theunissen. Mouvement : Alexander Peganov. Conseil dramaturgique : Alexander Peganov. Conseil sonore : Chloé Rives. Prise de son : Silas Goodman. Régie générale : Lea St-Pierre. Sonorisation : Marie-Lü Charron-Poggioli. Direction de production : Solène Wagen. Direction technique : Romane Bocquet. Équipe technique : Enes Ammar, Laure Anderson, Sarah-Maude Boulet, Marc-Olivier Cauchy, Marie-Lü Charron-Poggioli, Jean-Marie Gardien, Justin Lalande, Marie Lépine et Sophie St-Pierre. Couture des décors : Sandra Cuello. Avec Guillaume Chapnick, Gregory Hlady, Quentin Kravtchenko, Jean-Sébastien Lavoie, Alexander Peganov. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 23 mars 2024.