Margarita Herrera Dominguez et Inés Adán Mozo font équipe pour la mise en scène de Cordes de la Mexicaine Bárbara Colio. Aussi comédienne et productrice, Herrera Dominguez avait présenté auparavant Migraaants au Prospero. Elle nous explique le processus de création derrière la pièce présentée à la Licorne, l’histoire d’une rare rencontre entre trois frères et leur père excentrique.
Mettre en scène c’est prendre des décisions, comment a fonctionné ce processus entre vous deux et avec également une assistante comme la comédienne Lesly Velasquez ?
Notre codirection a été un processus créatif qui s’est développé avec de l’humilité et du dialogue comme guides incontournables. Pour travailler avec Inés, on a plongé dans un océan d’échanges constants, où chaque décision est le résultat d’un équilibre subtil entre nos perspectives respectives. Chaque idée, caprice ou intuition, qui a émergé au cours du processus, a été considéré avec une ouverture permanente et une écoute active. Cet effort d’unification de nos visions artistiques nous a permis de construire une œuvre qui, non seulement, reflétait notre collaboration, mais lui donnait aussi une dimension artistique plus riche et plus sophistiquée.
Lesly, en tant qu’assistante à la mise en scène, nous a accompagnées tout au long de ce processus, ajoutant une touche de profondeur, de complexité et de patience à notre travail. Cet espace de collaboration a été rendu possible par un cadre de sororité et de respect mutuels qui a soutenu l’ensemble du processus, nous permettant d’explorer et de franchir de nouvelles frontières créatives.
Vous connaissiez Barbara Colio ? Pourquoi cette pièce en particulier ?
Je ne connaissais pas grand-chose de ses œuvres. Lesly et moi, en tant que codirectrices artistiques de COOP, travaillons depuis quelques années sur la visibilité de l’écriture latino-américaine et sur la manière de l’amener au Québec. C’est à partir de là que nous avons commencé à chercher des textes pertinents pour ici. Nous sommes tombées sur Cuerdas (Corde) et avons été frappées par la façon dont la figure du père absent devient un fantôme idéalisé. Cette absence génère souvent une mythologie autour de la figure du père, lui attribuant des qualités et des vertus qu’il n’a peut-être jamais eues. Ce phénomène est fascinant, car, contrairement aux mères absentes, les pères sont souvent admirés et idéalisés, même lorsqu’ils ont laissé un vide profond. La société a tendance à adoucir l’absence de responsabilité paternelle, en la transformant en une nostalgie presque poétique, où la figure paternelle absente est évoquée avec un mélange de nostalgie et de révérence. Cette glorification du père absent contraste de manière troublante avec la perception des mères dans des situations similaires. Lorsqu’une mère s’en va, le récit tend à être empreint de condamnation et de jugement, tandis que le père absent est transformé en symbole de ce qui aurait pu être, mais qui n’a jamais été.
En explorant ces thèmes dans Cordes, nous voulons mettre en lumière ces contradictions et ouvrir un dialogue sur la manière dont la société construit et perpétue ces récits autour de la paternité et de la maternité.
Il est intéressant de voir que votre spectacle comprend beaucoup de femmes à tous les postes. Quelle couleur celle donne-t-il à une œuvre qui parle de quatre hommes ?
Pour moi, c’est un geste émancipateur. Les femmes prennent les rênes de la narration et choisissent d’examiner de près les complexités, les vulnérabilités et les contradictions de la masculinité. Ce que je trouve le plus fascinant, c’est que la diversité des voix féminines apporte une palette particulièrement intéressante à la représentation de ces personnages. Elle nous permet d’explorer la manière dont les hommes ont été façonnés par les références sociales et culturelles et les attentes quant à la conduite à tenir, ce qui nous permet de mieux comprendre ce que signifie être un être humain.
En ce qui concerne la couleur du spectacle, j’ai l’impression que la présence féminine lui confère une circularité, un ton critique, mais aussi compatissant, qui n’aurait peut-être pas été atteint avec une équipe créative essentiellement masculine. Ce croisement de perspectives ne met pas seulement en évidence les tensions entre les genres, mais ajoute une couche supplémentaire de sens à l’analyse de la masculinité et de ses défis. C’est peut-être l’occasion d’en parler, car historiquement, au théâtre, c’est toujours l’inverse qui s’est produit. Qui aurait cru ? Nous avons maintenant la possibilité de réimaginer l’identité masculine à partir d’une perspective fraîche, la nôtre, provenant de celles qui ont été représentées et racontées par d’autres. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Enfin, nous pouvons leur retourner la faveur.
Votre propre carrière est bien marche ici au Québec, quels sont vos prochains objectifs ?
Après dix ans, la lumière commence enfin à se faire. Lesly [Velasquez] et moi développons plusieurs projets qui se traduisent par la création d’espaces où les voix des artistes latino-américain∙es sont plus visibles dans le théâtre québécois, comme elles le sont dans la musique, la danse et les arts visuels. Nous nous concentrons sur la création d’œuvres qui représentent des écritures de différentes latitudes, des artistes multilingues (avec un accent), de différents genres, générations et disciplines. Et, bien sûr, nous aimerions que ces projets soient largement diffusés.
Il est également crucial pour nous de trouver ou d’instaurer un espace créatif où les contributions d’artistes de tous horizons ne se limitent pas à remplir un quota, mais où elles soient reconnues pour leur véritable impact artistique et culturel. Nous voulons que ces lieux soient des espaces de véritable coopération, où la pluralité soit considérée comme une source de richesse créative et non comme une simple obligation. Personnellement, j’aimerais développer des projets qui explorent et donnent de la visibilité aux expériences des femmes, en abordant des thèmes tels que la circularité et la résistance.
Enfin, je souhaite explorer davantage les formes de la scène, en réécrivant l’esthétique théâtrale avec des approches interdisciplinaires qui intègrent les arts numériques et sonores afin de créer des expériences théâtrales plurielles.
Ces temps-ci, il est impossible de ne pas aborder la question du financement des arts vivants, comment cela affecte-t-il votre travail ?
Il est certain que les coupes budgétaires frappent toutes les artistes. La possibilité de pratiquer le théâtre devient plus précaire et le schéma se reproduit : les plus marginalisé∙es, y compris les femmes, sont laissé∙es à la marge à cause du manque de financement, entre autres choses. Ma plus grande inquiétude est de voir ce manque de financement nous ramener à d’anciens modèles, excluant à nouveau la diversité des formes et des contenus. Je crains, en outre, que la logique de la compétition ne soit rétablie, ce qui accentuerait la lutte entre les générations et les familles théâtrales, et que la vision de la théâtralité ne revienne à une approche plus limitée et plus conservatrice. Tout le travail effectué ces dernières années autour de l’équité, de l’inclusion et de la diversité risque d’être laissé de côté.
Cordes est présentée à la Petite Licorne du 9 septembre au 2 octobre 2024.
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Margarita Herrera Dominguez et Inés Adán Mozo font équipe pour la mise en scène de Cordes de la Mexicaine Bárbara Colio. Aussi comédienne et productrice, Herrera Dominguez avait présenté auparavant Migraaants au Prospero. Elle nous explique le processus de création derrière la pièce présentée à la Licorne, l’histoire d’une rare rencontre entre trois frères et leur père excentrique.
Mettre en scène c’est prendre des décisions, comment a fonctionné ce processus entre vous deux et avec également une assistante comme la comédienne Lesly Velasquez ?
Notre codirection a été un processus créatif qui s’est développé avec de l’humilité et du dialogue comme guides incontournables. Pour travailler avec Inés, on a plongé dans un océan d’échanges constants, où chaque décision est le résultat d’un équilibre subtil entre nos perspectives respectives. Chaque idée, caprice ou intuition, qui a émergé au cours du processus, a été considéré avec une ouverture permanente et une écoute active. Cet effort d’unification de nos visions artistiques nous a permis de construire une œuvre qui, non seulement, reflétait notre collaboration, mais lui donnait aussi une dimension artistique plus riche et plus sophistiquée.
Lesly, en tant qu’assistante à la mise en scène, nous a accompagnées tout au long de ce processus, ajoutant une touche de profondeur, de complexité et de patience à notre travail. Cet espace de collaboration a été rendu possible par un cadre de sororité et de respect mutuels qui a soutenu l’ensemble du processus, nous permettant d’explorer et de franchir de nouvelles frontières créatives.
Vous connaissiez Barbara Colio ? Pourquoi cette pièce en particulier ?
Je ne connaissais pas grand-chose de ses œuvres. Lesly et moi, en tant que codirectrices artistiques de COOP, travaillons depuis quelques années sur la visibilité de l’écriture latino-américaine et sur la manière de l’amener au Québec. C’est à partir de là que nous avons commencé à chercher des textes pertinents pour ici. Nous sommes tombées sur Cuerdas (Corde) et avons été frappées par la façon dont la figure du père absent devient un fantôme idéalisé. Cette absence génère souvent une mythologie autour de la figure du père, lui attribuant des qualités et des vertus qu’il n’a peut-être jamais eues. Ce phénomène est fascinant, car, contrairement aux mères absentes, les pères sont souvent admirés et idéalisés, même lorsqu’ils ont laissé un vide profond. La société a tendance à adoucir l’absence de responsabilité paternelle, en la transformant en une nostalgie presque poétique, où la figure paternelle absente est évoquée avec un mélange de nostalgie et de révérence. Cette glorification du père absent contraste de manière troublante avec la perception des mères dans des situations similaires. Lorsqu’une mère s’en va, le récit tend à être empreint de condamnation et de jugement, tandis que le père absent est transformé en symbole de ce qui aurait pu être, mais qui n’a jamais été.
En explorant ces thèmes dans Cordes, nous voulons mettre en lumière ces contradictions et ouvrir un dialogue sur la manière dont la société construit et perpétue ces récits autour de la paternité et de la maternité.
Il est intéressant de voir que votre spectacle comprend beaucoup de femmes à tous les postes. Quelle couleur celle donne-t-il à une œuvre qui parle de quatre hommes ?
Pour moi, c’est un geste émancipateur. Les femmes prennent les rênes de la narration et choisissent d’examiner de près les complexités, les vulnérabilités et les contradictions de la masculinité. Ce que je trouve le plus fascinant, c’est que la diversité des voix féminines apporte une palette particulièrement intéressante à la représentation de ces personnages. Elle nous permet d’explorer la manière dont les hommes ont été façonnés par les références sociales et culturelles et les attentes quant à la conduite à tenir, ce qui nous permet de mieux comprendre ce que signifie être un être humain.
En ce qui concerne la couleur du spectacle, j’ai l’impression que la présence féminine lui confère une circularité, un ton critique, mais aussi compatissant, qui n’aurait peut-être pas été atteint avec une équipe créative essentiellement masculine. Ce croisement de perspectives ne met pas seulement en évidence les tensions entre les genres, mais ajoute une couche supplémentaire de sens à l’analyse de la masculinité et de ses défis. C’est peut-être l’occasion d’en parler, car historiquement, au théâtre, c’est toujours l’inverse qui s’est produit. Qui aurait cru ? Nous avons maintenant la possibilité de réimaginer l’identité masculine à partir d’une perspective fraîche, la nôtre, provenant de celles qui ont été représentées et racontées par d’autres. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Enfin, nous pouvons leur retourner la faveur.
Votre propre carrière est bien marche ici au Québec, quels sont vos prochains objectifs ?
Après dix ans, la lumière commence enfin à se faire. Lesly [Velasquez] et moi développons plusieurs projets qui se traduisent par la création d’espaces où les voix des artistes latino-américain∙es sont plus visibles dans le théâtre québécois, comme elles le sont dans la musique, la danse et les arts visuels. Nous nous concentrons sur la création d’œuvres qui représentent des écritures de différentes latitudes, des artistes multilingues (avec un accent), de différents genres, générations et disciplines. Et, bien sûr, nous aimerions que ces projets soient largement diffusés.
Il est également crucial pour nous de trouver ou d’instaurer un espace créatif où les contributions d’artistes de tous horizons ne se limitent pas à remplir un quota, mais où elles soient reconnues pour leur véritable impact artistique et culturel. Nous voulons que ces lieux soient des espaces de véritable coopération, où la pluralité soit considérée comme une source de richesse créative et non comme une simple obligation. Personnellement, j’aimerais développer des projets qui explorent et donnent de la visibilité aux expériences des femmes, en abordant des thèmes tels que la circularité et la résistance.
Enfin, je souhaite explorer davantage les formes de la scène, en réécrivant l’esthétique théâtrale avec des approches interdisciplinaires qui intègrent les arts numériques et sonores afin de créer des expériences théâtrales plurielles.
Ces temps-ci, il est impossible de ne pas aborder la question du financement des arts vivants, comment cela affecte-t-il votre travail ?
Il est certain que les coupes budgétaires frappent toutes les artistes. La possibilité de pratiquer le théâtre devient plus précaire et le schéma se reproduit : les plus marginalisé∙es, y compris les femmes, sont laissé∙es à la marge à cause du manque de financement, entre autres choses. Ma plus grande inquiétude est de voir ce manque de financement nous ramener à d’anciens modèles, excluant à nouveau la diversité des formes et des contenus. Je crains, en outre, que la logique de la compétition ne soit rétablie, ce qui accentuerait la lutte entre les générations et les familles théâtrales, et que la vision de la théâtralité ne revienne à une approche plus limitée et plus conservatrice. Tout le travail effectué ces dernières années autour de l’équité, de l’inclusion et de la diversité risque d’être laissé de côté.
Cordes est présentée à la Petite Licorne du 9 septembre au 2 octobre 2024.
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