JEU des 5 questions

Cinq questions à Rebecca Gibian, metteure en scène

© Emilia Hellman

Montréalaise, Rebecca Gibian est une comédienne et metteure en scène bilingue. Elle a traduit et dirige une distribution de six interprètes dans la version anglaise de Manuel de la vie sauvage (How to Survive in the Wild) de Jean-Philippe Baril Guérard au Centre Segal. Un spectacle d’une pertinence tout à fait universelle sur les dangers de certaines nouvelles technologies.

Le roman de Jean-Philippe Baril Guérard, Manuel de la vie sauvage, a été adapté pour la scène et pour l’écran. C’est une œuvre déjà bien connue, pourquoi avez-vous décidé de la traduire et la monter au Centre Segal ?

Bien que Manuel de la vie sauvage soit hyper connu du côté francophone, le texte reste pratiquement inconnu au sein de la communauté anglophone. C’est une réalité un peu choquante pour ceux et celles qui connaissent le milieu artistique québécois; ça fait ressortir le gouffre qui sépare encore les deux communautés. Étant Montréalaise bilingue, donc quelqu’un qui circule dans les deux communautés, je trouvais que cela représentait une chance inouïe de faire connaître cet auteur et cette histoire très pertinente au sein du milieu anglophone.

L’application technologique Huldu, dont on parle dans la pièce, fait partie d’un paysage saturé de récits, surtout américains, à un moment de notre histoire politique où la séparation entre les « deux solitudes » linguistiques au Québec redevient d’actualité. Cela me semblait un moment idéal pour faire découvrir et même célébrer une histoire qui nous appartient tous, peu importe la langue parlée dans nos théâtres.

Le titre en anglais, How to Survive in the Wild (Comment survivre dans Ie monde sauvage) souligne très bien le propos de la pièce. Comment s’est réalisé le processus de traduction ?

De façon très naturelle. La langue de Jean-Philippe Baril Guérard, bien qu’elle soit souvent ironique et remplie d’expressions ou de tournures uniques à lui, se traduisait presque par elle-même. Peut-être grâce à son style d’écriture naturel et vivant, peut-être aussi parce que le milieu présenté dans la pièce est un monde que nous connaissons très bien du côté anglophone (à travers des séries comme Succession, Industry, ou des films comme The Social Network). Je crois aussi qu’étant bilingue, de Montréal, et de la même génération que Jean-Philippe, j’entendais déjà très bien sa voix en anglais.

Il est parfois difficile de saisir l’humour de Baril Guérard. Noir, ironique ou absurde, entre autres choses. On se demande également par moment s’il admire la technologie ou s’il s’en méfie. Êtes-vous arrivée aux répétitions avec une idée très claire de votre mise en scène ?

D’un côté, en traduisant, j’avais l’impression de bien entendre les nuances, mais à la mise en scène, je voulais me laisser surprendre, rester ouverte aux possibilités. Lors du choix de la distribution, c’est là que j’ai vraiment pu commencer à saisir les possibilités existantes. C’était évident lors des auditions avec des interprètes presque tous et toutes anglophones, et qui n’avaient pas de repères auxquels se fier pour interpréter cet univers. En fait, chaque réplique pourrait être interprétée de plusieurs façons différentes. Je voulais conserver ces nuances pour que le public puisse lui aussi changer d’avis au fur et à mesure que la pièce avance. À travers tout ça, la vérité c’est que, probablement, le personnage de Kevin [le PDG de la compagnie Huldu] a un peu « raison ». Il nous présente des faits qui sont vrais pour lui et il croit réellement aux conseils qu’il nous donne, mais notre opinion sur ces faits nous appartient.

Mis à part Jonathan Silver et Brian Dookey, la distribution est assez jeune. On les imagine en phase avec ce sujet. Est-il plus facile ou difficile de diriger de jeunes interprètes quand on a leur âge ?

En général, oui ! C’est un rythme qui nous est très familier, je crois. Comme dans la pièce Royal aussi présentée chez Duceppe, l’univers de Jean-Philippe Baril Guérard appartient aux jeunes. En fait, ce que je trouve intéressant et honnêtement c’est un pur hasard, c’est que cinq interprètes sur six sont parfaitement bilingues. Cela reflète, d’après moi, un futur artistique vraiment enthousiasmant pour le Québec. Je me situe exactement au milieu de la tranche d’âge de ma distribution et c’est surtout positif puisqu’on a les mêmes références et souvent le même sens de l’humour. Ça peut nous faire économiser du temps et ça change aussi la dynamique. En étant une metteure en scène de ma génération, j’ai l’impression que, dès le départ, on fait table rase des certaines attentes ou habitudes. Je suis visiblement une « égale » des interprètes, ou même plus jeune dans certains cas, et cela peut créer une certaine ouverture à pouvoir créer de l’inattendu.

Nous parlons beaucoup ces temps-ci du sous-financement des arts de la scène ici, comme en France ou en Angleterre. Est-ce que cela vous préoccupe ?

Oui, énormément. Faire du théâtre au Québec, en ce moment, c’est écrire des demandes de subventions dans le déni en essayant, pour ma part, de ravaler ma naïveté et un certain désespoir. Faire du théâtre en anglais… c’est presque savoir d’avance qu’on va obtenir une fin de non-recevoir. Comme comédienne qui travaille hors Québec, je trouve que c’est d’une ironie incroyable qu’ici — dans une province reconnue à travers le reste du Canada pour sa culture artistique unique et attrayante — on soit dans cette position. Que notre culture artistique soit autant valorisée ailleurs… Mais c’est un peu cette vision extérieure — à voir la jalousie, presque, et l’énorme admiration – qui me donne espoir dans le fait que notre art survivra d’une façon ou d’une autre, et ce, avec ou sans ce gouvernement.

How to Survive in the Wild est présentée au Centre Segal du 14 au 29 septembre 2024.

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