Critiques

Helgi : Sur quel pied danser ?

© Frédérique Ménard-Aubin

Une pièce qui réussit à être aussi dérangeante et aussi magnétique que Helgi n’est pas monnaie courante. On en sort un peu abasourdi, incapable de détacher certaines images de sa mémoire, mais convaincu d’avoir assisté à quelque chose de singulier, de casse-gueule et de brillamment maîtrisé.

Disons-le d’emblée : chaque interprète (saluons tout de même la performance de Gabriel Lemire) est irréprochable, et tous les personnages – cabossés, imprévisibles, souvent absurdes – contribuent à créer une atmosphère trouble. On ne sait jamais sur quel pied danser. Il est cependant un rôle qui retient particulièrement, différemment peut-être, l’attention. Il s’agit de celui de Lou Thompson, étrange présence marginale aux airs d’animal égaré, qui plane autour des autres comme un spectre déphasé. Moins présente sur scène, elle n’en est pas moins remarquable, rappelant tant l’esthétique que la bizarrerie déstabilisante du film Gummo de Harmony Korine sorti en 1997 – et pas uniquement à cause de ses oreilles de lapin. Helgi, comme Gummo, provoque en effet une sorte de fascination malsaine. On est rebutés, mais bien incapables de détourner le regard.

Il faut dire que tout ici est assumé. Le langage est sans détour et sans filtre et les personnages disent tout ce qui leur passe par la tête, souvent de manière choquante, parfois hilarante. Cette vulgarité frontale, qui pourrait facilement tomber dans la caricature, est au contraire exploitée avec une précision chirurgicale. La traduction du texte du dramaturge originaire d’Islande Tyrfingur Tyrfingsson, signée Maxime Allen, réussit à ce propos un tour de force, celui de faire entendre l’irrévérence islandaise dans un français québécois vif, tranchant, parfaitement ancré dans notre réalité. C’est cru, oui, jamais gratuit pour autant. Et surtout, c’est diablement efficace.

© Frédérique Ménard-Aubin

Le malaise, lui, est constant. Tout commence avec un cadavre sur la table et tout se termine dans le sang. Entre les deux, les dialogues détonnent, les regards pèsent, les gestes dérapent. La violence, même extrême, colle à la peau des personnages comme une évidence, sans pour autant être racoleuse. On est ici dans un théâtre du trash – et le mot est bien choisi – où la noirceur n’est pas là pour choquer, mais pour montrer ce qu’on refuse souvent de voir. L’univers est glauque, les êtres sont abîmés par la vie, mais la pièce évite les pièges du misérabilisme et de la condamnation. Grâce à la mise en scène serrée et audacieuse de Marie-Ève Milot, la pièce garde ainsi toujours son cap – un théâtre brut, viscéral, profondément humain.

Certes, au départ, on flotte un peu. Le texte sème le doute, refuse les repères clairs. Où va-t-on ? Que cherche Helgi, ce croque-mort autour duquel tout semble tourner sans jamais s’éclaircir ? Mais à mesure que les scènes s’enchaînent, une énigmatique magie opère. De fait, les spectatrices et les spectateurs qui acceptent de lâcher prise et de plonger dans cette étrangeté en ressortent captivés. Car malgré le chaos, malgré l’horreur, la pièce touche à quelque chose d’essentiel. Une douleur sourde. Un mal de vivre contemporain. Un besoin de dire, même n’importe comment, ce qui déborde.

Helgi n’est peut-être pas à mettre entre toutes les mains (pas les plus rigides, en tout cas), mais la pièce mérite d’être vue par toutes celles et ceux qui aiment un théâtre sans concession et la prise de risque.

© Frédérique Ménard-Aubin

Helgi

Texte : Tyrfingur Tyrfingsson. Mise en scène : Marie-Ève Milot. Traduction : Maxime Allen. Interprétation : Alexandre Bergeron, Fabien Cloutier, Kariane Héroux-Danis, Gabriel Lemire, Lou Thompson. Assistance à la mise en scène et régie : Josianne Dulong-Savignac. Conception de décor : Patrice Charbonneau-Brunelle. Conception des costumes : Sophie El-Assaad. Conception des accessoires : Karine Cusson. Conception sonore : Antoine Berthiaume. Conception des éclairages : Chantal Labonté. Direction technique : Joanne Vézina. Direction de production : Gwenaëlle L’Heureux-Devinat. Une coproduction du Quat’Sous et du Théâtre à l’eau froide, présentée au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 27 avril 2025.