Critiques

My Fair Lady : L’étrange atemporalité de Christoph Marthaler

Judith Schlosser

Le suisse-allemand Christoph Marthaler n’était de passage que trois soirs au festival d’Avignon, en tout début de festival. Déjà chose du passé pour les festivaliers qui enchaînent les spectacles à coups de trois par jour, son adaptation décalée de My Fair Lady mérite tout de même une digne mention ici. Car Marthaler est un génie dont le travail, un art total à la signature unique, n’a pas d’équivalent.

©Judith Schlosser, e-mail: j_schlosser@bluewin.ch, Bankverbindung: ZKB, 1137-0586.405, IBAN:CH7000700113700586405, SWIFT:ZKBKCH

Il n’a pas son pareil pour explorer, par un délicieux mais minimaliste théâtre musical, les hauts et les bas de la vie en communauté. L’univers rétro dans lequel il place ses personnages en est l’expression parfaite : décor et costumes volontairement kitschs, sortis tout droit des années 1970. Personne ne sait comme lui évoquer le réel dans ce qu’il a de fondamentalement étrange et rêveur. Personne d’autre n’arrive à ce point à poétiser la banalité, à créer du burlesque à partir du vide, à créer un monde d’images fortes à partir de situations hyper-simples. C’est presque de l’anti-théâtre, mais c’est pourtant captivant. Marthaler arrive à rejeter les codes du spectacle tout en les utilisant de manière détournée.

De la comédie musicale d’Alan Jay Lerner et Frederick Loewe, il ne reste que quelques chansons, quelques phrases et quelques idées : la situation de base du cours de diction, que Marthaler transpose dans un laboratoire de langues des années 1970, et le sentiment amoureux se développant entre la petite Eliza et le professeur Higgins, ici démultipliés en trois couples désassortis qui s’échangent les rôles. Déconstruisant la partition pour n’en garder, finalement, que le propos central sur les clivages linguistiques, Marthaler propose une variation sur la langue et ses mutliples déclinaisons, laquelle est essentielle à toute relation mais également responsable de toute les incompréhensions et les dissenssions. En anglais ou en allemand, c’est du pareil au même.

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Les sept interprètes jouent donc, dans le désordre, les élèves d’un professeur tortionnaire qui les épuise à les faire travailler la prononciation dans leurs vieux magnétophones, les membres d’un étrange groupe thérapeutique qui croquent des pommes à l’unisson, les amoureux qui dégustent des spaghettis dans une évocation d’avion ou le couple maladroit qui chante l’amour en empruntant les mots de Bryan Adams. Car, non, la trame sonore, toujours interprétée sur scène par un pianiste omniprésent (fidèle témoin), ne comporte pas que des mélodies provenant de la comédie musicale originale et s’éclate en revisitiant Schumann, Bryan Adams, Marlene Dietrich. Même un extrait du célèbre cantique Holy night.

Chez Marthaler, on chante doux. Les voix, superbes, ne sont jamais insistantes. Maître du décalage et de l’ironie, il orchestre aussi, dans le vaste espace scénographique d’inspiration vintage, une chorégraphie de corps maladroits, mollassons, mais paradoxalement hyper-chronométrés. C’est une autre caractéristique de la manière Marthaler : une sorte de discontinuité dans l’espace-temps, dont les paramètres sont tout à fait insaississables, et qui semble happer tranquillement les corps pour les projeter dans une sorte d’éther ou de monde élastique. Quand il applique cette étrange temporalité et cette drôle de posture physique à des scènes typiquement burlesques dans les escaliers ou les portes, l’effet est formidablement puissant.

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Bref, on souhaite de tout cœur une visite de Marthaler à Montréal. Il n’y est pas venu depuis 1997. Qui sait, le Festival TransAmériques nous offrira peut-être cette joie dans un avenir pas trop lointain. C’est mon souhait le plus cher.

 

My Fair Lady. Un laboratoire de langues

D’après la comédie musicale d’Alan Jay Lerner et Frederick Loewe. Mise en scène : Christoph Marthaler. Scénographie : Anna Viebrock. Dramaturgie : Malte Ubenauf, Julie Paucker. Direction musicale : Bendix Dethleffsen. Costumes : Sarah Schittek. Vidéo : Raphael Zehnder. Lumière : HeidVoegelinLights. Son : Beat Frei, David Huggel. Avec Tora Augestad, Karl-Heinz Brandt, Carina Braunschmidt, Mihai Grigoriu, Graham F. Valentine, Michael von der Heide, Nikola Weisse et les musiciens Bendix Dethleffsen (piano) et Mihai Grigoriu (orgue). Une production Theater Basel (Suisse). À L’Autre Scène du Grand Avignon, à l’occasion du Festival d’Avignon, du 8 au 10 juillet 2012.

Philippe Couture

À propos de

Critique de théâtre, journaliste et rédacteur web travaillant entre Montréal et Bruxelles, Philippe Couture collabore à Jeu depuis 2009. En plus de contribuer au Devoir, à des émissions d’ICI Radio-Canada Première, au quotidien belge La Libre et aux revues Alternatives Théâtrales et UBU Scènes d’Europe, il est l’un des nouveaux interprètes du spectacle-conférence La Convivialité, en tournée en France et en Belgique.