Markus Öhrne est Suédois. Il est davantage plasticien que metteur en scène, mais peut-être pas pour longtemps. À Avignon, son spectacle Conte d’amour a été (à ce jour) la plus belle surprise de la 66e édition du festival. Radicale, avant-gardiste, totalement hors-norme, la pièce divise profondément les festivaliers, qui sont nombreux à quitter la salle, furieux, après la première heure de ce déroutant spectacle (qui en dure trois). Les autres restent et en profitent, conscients d’assister à un moment important de l’actualité théâtrale européenne, sinon mondiale. Je fais partie, indéniablement, de cette catégorie de spectateurs enthousiastes, soufflés, qui n’avaient pas vu venir cette belle audace mais qui en parleront encore longtemps.
Il y a d’abord le thème: la séquestration, par l’Autrichien Josef Firtzl, de sa fille et de ses petits-enfants nés de l’inceste, pendant 24 ans. L’histoire est vraie. Elle a déjà inspiré, plus ou moins heureusement, une auteure dramatique italienne (voire cette critique) et un écrivain à succès, Régis Jauffret, qui en a fait un immense bouquin intitulé Claustria. Markus Öhrne, cela dit, n’a rien à voir avec ces deux-là. Le brio de son spectacle tient à la distance qu’il prend avec son sujet, l’auscultant tantôt avec ironie et dérision, tantôt par le biais d’une mythologie machiste qui a le mérite d’en éclairer les zones d’ombre, tantôt par une forme théâtralo-vidéographique qui en traduit l’atmosphère de manière rude mais pertinente.
Dans cette cave où les enfants ne voient jamais la lumière du jour, le père descend régulièrement pour jouer avec ses enfants à de petits jeux de rôles ludiques mais dérangeants, dans lesquels il prend tour à tour les traits du père aimant offrant à sa progéniture un attendu menu McDo, ceux de l’homme blanc venu se distraire auprès d’une prostituée thaïlandaise ou ceux du médecin sans frontières venu sauver les Africains miséreux. On les devine derrière une bâche, où s’animent leurs silhouettes diaphanes. Mais la caméra, qui fait intrinsèquement partie des petits jeux imaginés par le père, nous permet de voir ces petites mises en scène selon différents points de vue, sur les deux écrans disposés en haut de scène. Les scènettes, assez avare de dialogues, s’étirent souvent en longueur pour bien refléter l’ambiance ou donner l’apparence d’un réel non-altéré.
Le spectacle crée le malaise mais fait réfléchir. D’abord parce qu’il fait de cette situation de claustration un spectacle en quelque sorte orchestré par les enfants eux-mêmes, lesquels jouent volontiers les caméramans ou n’hésitent pas à attrapper le micro pour des intermèdes en forme de chansons sentimentales. Métaphore d’une société trop dominée par l’industrie du spectacle? En partie.
Mais en mettant en lumière le consentement (plus ou moins éclairé) des enfants et le caractère aimant du père, la pièce propose également un regard troublant sur la question de l’amour filial et ses limites. Öhrn, finalement, observe toutes les relations possibles entre un père et ses enfants. Sans porter d’étroits jugements moraux, mais sans faire l’apologie de l’inceste (on s’entend), la pièce braque sa caméra sur une zone extrêmement trouble de la cellule familiale et invite le spectateur à des réflexions intimes sur le degré d’amour acceptable entre un père et ses enfants. Voilà qui est potentiellement propice à heurter la moralité des plus conservateurs. Le titre de la pièce, Conte d’amour, témoigne non sans ironie de cette grande question abordée par le metteur en scène.
La plus grande intelligence du spectacle est toutefois de remettre en perspective cette situation incestueuse dans un cadre plus vaste, grâce à ces mises en situation qui placent toujours le père dans la figure de l’Homme Salvateur et Dominateur venu libérer les enfants, mais également venu gonfler son ego en empruntant la position du héro viril. On y redécouvre, effarés, que l’imaginaire collectif se nourrit toujours d’un certain machisme et que les grands récits universels, ceux que l’on raconte d’ailleurs aux enfants pour les endormir, en sont traversés.
Spectacle féministe? D’une certaine manière, oui. D’autant que les personnages sont tous interprétés par des hommes, même la fille-mère portant une robe rose moulante. Ce qui crée aussi, évidemment, des situations d’une grande drôlerie. Le jeu est d’ailleurs toujours assez caricatural, un brin décalé, plutôt débridé. C’est aussi cette attitude de liberté et de légèreté face aux conventions du jeu qui fait de ce spectacle une rareté et une réjouissance.
Conte d’amour
Texte d’Anders Carlsson
Mise en scène et conception de Markus Öhrn
Une production Institutet (Suède) et Nya Rampen (Finlande), compagnies aujourd’hui partiellement installées à Berlin (Allemagne)
Markus Öhrne est Suédois. Il est davantage plasticien que metteur en scène, mais peut-être pas pour longtemps. À Avignon, son spectacle Conte d’amour a été (à ce jour) la plus belle surprise de la 66e édition du festival. Radicale, avant-gardiste, totalement hors-norme, la pièce divise profondément les festivaliers, qui sont nombreux à quitter la salle, furieux, après la première heure de ce déroutant spectacle (qui en dure trois). Les autres restent et en profitent, conscients d’assister à un moment important de l’actualité théâtrale européenne, sinon mondiale. Je fais partie, indéniablement, de cette catégorie de spectateurs enthousiastes, soufflés, qui n’avaient pas vu venir cette belle audace mais qui en parleront encore longtemps.
Il y a d’abord le thème: la séquestration, par l’Autrichien Josef Firtzl, de sa fille et de ses petits-enfants nés de l’inceste, pendant 24 ans. L’histoire est vraie. Elle a déjà inspiré, plus ou moins heureusement, une auteure dramatique italienne (voire cette critique) et un écrivain à succès, Régis Jauffret, qui en a fait un immense bouquin intitulé Claustria. Markus Öhrne, cela dit, n’a rien à voir avec ces deux-là. Le brio de son spectacle tient à la distance qu’il prend avec son sujet, l’auscultant tantôt avec ironie et dérision, tantôt par le biais d’une mythologie machiste qui a le mérite d’en éclairer les zones d’ombre, tantôt par une forme théâtralo-vidéographique qui en traduit l’atmosphère de manière rude mais pertinente.
Dans cette cave où les enfants ne voient jamais la lumière du jour, le père descend régulièrement pour jouer avec ses enfants à de petits jeux de rôles ludiques mais dérangeants, dans lesquels il prend tour à tour les traits du père aimant offrant à sa progéniture un attendu menu McDo, ceux de l’homme blanc venu se distraire auprès d’une prostituée thaïlandaise ou ceux du médecin sans frontières venu sauver les Africains miséreux. On les devine derrière une bâche, où s’animent leurs silhouettes diaphanes. Mais la caméra, qui fait intrinsèquement partie des petits jeux imaginés par le père, nous permet de voir ces petites mises en scène selon différents points de vue, sur les deux écrans disposés en haut de scène. Les scènettes, assez avare de dialogues, s’étirent souvent en longueur pour bien refléter l’ambiance ou donner l’apparence d’un réel non-altéré.
Le spectacle crée le malaise mais fait réfléchir. D’abord parce qu’il fait de cette situation de claustration un spectacle en quelque sorte orchestré par les enfants eux-mêmes, lesquels jouent volontiers les caméramans ou n’hésitent pas à attrapper le micro pour des intermèdes en forme de chansons sentimentales. Métaphore d’une société trop dominée par l’industrie du spectacle? En partie.
Mais en mettant en lumière le consentement (plus ou moins éclairé) des enfants et le caractère aimant du père, la pièce propose également un regard troublant sur la question de l’amour filial et ses limites. Öhrn, finalement, observe toutes les relations possibles entre un père et ses enfants. Sans porter d’étroits jugements moraux, mais sans faire l’apologie de l’inceste (on s’entend), la pièce braque sa caméra sur une zone extrêmement trouble de la cellule familiale et invite le spectateur à des réflexions intimes sur le degré d’amour acceptable entre un père et ses enfants. Voilà qui est potentiellement propice à heurter la moralité des plus conservateurs. Le titre de la pièce, Conte d’amour, témoigne non sans ironie de cette grande question abordée par le metteur en scène.
La plus grande intelligence du spectacle est toutefois de remettre en perspective cette situation incestueuse dans un cadre plus vaste, grâce à ces mises en situation qui placent toujours le père dans la figure de l’Homme Salvateur et Dominateur venu libérer les enfants, mais également venu gonfler son ego en empruntant la position du héro viril. On y redécouvre, effarés, que l’imaginaire collectif se nourrit toujours d’un certain machisme et que les grands récits universels, ceux que l’on raconte d’ailleurs aux enfants pour les endormir, en sont traversés.
Spectacle féministe? D’une certaine manière, oui. D’autant que les personnages sont tous interprétés par des hommes, même la fille-mère portant une robe rose moulante. Ce qui crée aussi, évidemment, des situations d’une grande drôlerie. Le jeu est d’ailleurs toujours assez caricatural, un brin décalé, plutôt débridé. C’est aussi cette attitude de liberté et de légèreté face aux conventions du jeu qui fait de ce spectacle une rareté et une réjouissance.
Conte d’amour
Texte d’Anders Carlsson
Mise en scène et conception de Markus Öhrn
Une production Institutet (Suède) et Nya Rampen (Finlande), compagnies aujourd’hui partiellement installées à Berlin (Allemagne)
Jusqu’au 19 juillet à la salle de Vedène, au festival d’Avignon (France)