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Anne-Marie White, directrice du Théâtre du Trillium

© Mélissa Carrier

Il y a un peu plus de cinq ans qu’Anne-Marie White est à la barre du Théâtre du Trillium, une compagnie qui a près de 40 ans d’histoire. Nous reproduisons ici un entretien réalisé par Antoine Côté-Legault, un texte initialement publié dans le Bulletin de décembre 2013 de l’Association des théâtres francophones du Canada (ATFC).

Antoine : En 2008, quand tu as posé ta candidature pour devenir directrice artistique du Théâtre du Trillium, qu’est-ce qui t’as poussé à le faire?

Anne-Marie : Pour répondre à cette question, j’ai besoin de faire un retour en arrière. Après mes études, j’ai travaillé à la mise sur pieds d’une compagnie alors naissante, le Théâtre la Catapulte, à titre d’adjointe à la direction et metteur en scène des spectacles. Avec Patrick Leroux, j’ai vécu mon adolescence artistique. C’est-à-dire qu’on a essayé plein de choses et que c’était sous l’égide de la liberté totale. Quand Patrick a annoncé son départ du Théâtre la Catapulte en 1998, il m’a offert la direction artistique. Je n’étais pas rendue là. Je me sentais encore trop en besoin d’explorer. Je suis allée à l’École nationale, où j’ai fait mon programme de mise en scène, un programme très personnalisé. Il en est ressorti mon intérêt marqué pour l’écriture. J’ai aussi compris que j’étais une bâtisseuse de rêve et que rapidement, il me faudrait une compagnie. J’ai fondé le Théâtre de la Cabane Bleue à North Lancaster. Je travaillais entre Montréal et Ottawa à ce moment-là. J’étais d’ailleurs géographiquement en plein entre les deux. L’expérience de la Cabane Bleue m’a confirmé que je me sentais très à l’aise de mener de front des projets et que j’avais une capacité à rallier des gens facilement. Elle m’a aussi confirmé un intérêt pour la gestion en général. Je dois t’avouer que je ne l’ai pas vu venir du tout le Trillium. Il y des gens qui ont pu penser que tout était préparé, parce que j’ai été nommée, puis que je signais la première mise en scène de la saison [Grincements et autres bruits]…

A : …qui était la centième du Trillium.

A-M : C’est vrai, ça semblait tout prévu, mais ça ne l’était pas du tout. Le poste a été affiché et je l’ai su en même temps que tout le monde. Ma première réaction a été de me dire que ce n’était pas une occasion qui se présentait souvent. Au même moment, je me suis questionnée à savoir si j’allais arriver à naviguer dans cette vision artistique qui n’était pas près de mes tendances naturelles. Finalement, j’ai choisi de postuler de bonne guerre, en jouant carte sur table. Je me suis présentée au conseil d’administration et j’ai étalé toutes mes couleurs. Je pense que cette radicalité et cette intégrité ont dû toucher le conseil de l’époque. L’arrivée d’une direction au sein d’une compagnie se fait de différentes façons. Pour ma part, on m’a offert une carte blanche. Comme je remplaçais Sylvie Dufour, qui s’en allait juste de l’autre côté du pont, à Gatineau, cette personne allait continuer de rayonner et ses spectacles allaient continuer d’être disponibles. Ça me donnait encore plus de liberté d’aller vers où je désirais aller.

L’enracinement dans sa communauté

A : Que connaissais-tu du Théâtre d’la Corvée et du Théâtre du Trillium quand tu y es arrivée? Quelle en était ta vision?

A-M : Ce qui me marque quand je regarde le passage des différents directeurs, c’est que chacun a accordé une grande importance à l’enracinement dans la communauté. Bien évidemment, je n’ai pas assisté aux créations du Théâtre d’la Corvée. Cela dit, selon ce que je comprends, c’était une parole complètement ancrée dans la communauté, on faisait même du théâtre d’intervention. Donc, les racines mêmes étaient auprès de la communauté.

A : D’ailleurs, c’était à Vanier !

A-M : Exactement! De son côté, Claire Faubert a pris des textes d’ailleurs pour nourrir le milieu. Sa signature était de toujours permettre aux gens d’ici de se confronter à des dramaturgies étrangères, en les travaillant entre nous, en faisant une lecture de ces dramaturgies propre à nous. Au fil de son mandat, Sylvie Dufour a plutôt privilégié la relecture de textes québécois, mais toujours avec des gens d’ici. Donc, Sylvie et Claire faisaient un théâtre par et pour des gens d’ici. Mon rapport à la communauté est tout aussi fort, mais avec une mixité tant au niveau des disciplines artistiques que des gens qui travaillent aux projets. Ça a été important pour moi au départ de travailler avec des gens d’ici, mais de leur donner aussi la chance d’être nourris, comme Claire le faisait avec du répertoire étranger. Moi je le fais plutôt avec des concepteurs forts, qui ont une signature et qui ébranle.

A : J’ai l’impression que l’enracinement se fait également par la parole. Celle que tu prends toi-même dans ta démarche d’écriture personnelle, mais que tu donnes aussi à des gens de la région.

A-M : Oui effectivement les paroles d’ici, si on pense à Autopsies de biscuits chinois, à Marjolaine Beauchamp (Taram), à Pierre Antoine Lafon Simard qui écrit un texte maintenant : La vraie vie de Stef Paquette.

A : Sylvie Dufour a instauré les laboratoires de mise en scène, c’est une initiative que tu t’es appropriée et qui est devenue les Laboratoires Gestes. Est-ce qu’on peut voir un lien avec ce que Sylvie faisait?

A-M : Tout à fait. Le laboratoire de mise en scène, c’était le terrain de jeu de Sylvie. Et cette idée de définir un terrain de jeu hors du contexte de production traditionnel m’intéressait. Ça faisait déjà dix ans que les laboratoires existaient. J’ai trouvé ça beau une décennie de rendez-vous. Je me suis dit que c’était un rituel qu’il ne fallait pas perdre. J’ai donc décidé de le transformer. Je me suis dit que ce serait le canal qui me permettrait de m’adapter au gré de ce qui se passe, tant au niveau social, politique, artistique, qu’au niveau de la compagnie. Cette saison, on n’avait plus de salle de spectacle et je me suis demandé comment ça pouvait nourrir notre pratique?

A : C’est vrai qu’avec La Nouvelle Scène qui est en reconstruction, ça posait un défi important pour la saison. C’est ce qui amène justement le Trillium à présenter ses spectacles dans des lieux plus inusités : le Café Bluebird (Je suis équitable, prends-moi), la Galerie Saw (La porte du non-retour) et Au Café Show (Love is in the birds), qui a malheureusement fermé ses portes depuis. Puis, si avec Sylvie ça s’appelait Laboratoires de mise en scène, avec les Laboratoires Gestes, on passe de la mise en scène à une écriture scénique plutôt : dans la confrontation des disciplines, dans la confrontation des artistes, dans des paroles multiples.

A-M : Et « Gestes » ayant un sens large, ce n’est pas uniquement dans le sens de mouvement. Un geste de la parole, un geste politique. Pour moi, l’important c’est l’impulsion de départ de chacun des projets. Si l’impulsion de départ est branchée sur un point de vue singulier, le geste va survenir. De la même façon, ce que j’ai trouvé très beau du projet Libérés sur parole de Sylvie, c’était la possibilité de donner à de jeunes auteurs la chance d’écrire des textes courts, qui ne sont pas compromettants au niveau du format. Je ne sentais pas l’impulsion de poursuivre ce projet précisément, mais ça m’habite et j’aimerais que ça revienne d’une autre façon.

Teinter le Trillium à sa couleur

A : Qu’as-tu apporté de nouveau au Théâtre du Trillium?

A-M : Bien sûr, ma démarche d’auteure et de metteure en scène, c’est quelque chose qui teinte la compagnie. Les démarches singulières et atypiques des collaborateurs de l’extérieur. Les gens d’ici sont donc confrontés à d’autres façons de créer. Moi-même je me confronte à d’autres façons de créer à chaque fois aussi et ça nourrit mon processus. Comme toutes les compagnies, je m’intéresse à l’émergence. Avec Smokey bones pour pigeons affamés [un projet en développement dont Anne-Marie signe le texte et la mise scène], sur sept comédiens, j’en ai plusieurs de la relève. J’ai aussi donné mon appui dans la coproduction avec le Théâtre Belvédère, entre autres. Et bien d’autres initiatives…

A : Je pense par contre, qu’il y a un aspect assez polymorphe et organique dans la façon dont ça se déploie. Il y a toujours l’idée d’une main qui est tendue vers d’autres artistes. Ça a pris différentes formes avec Taram, avec Autopsies de biscuits chinois, avec les Laboratoires Gestes, avec la présence de Pierre Antoine Lafon Simard comme artiste en résidence. Il y a aussi la création qui est omniprésente depuis ton arrivée au Trillium, que ce soit une création qui t’est propre ou que ce soit un appui à la création. C’est quelque chose qui te distingue des directeurs artistiques précédents.

A-M : Oui tout à fait. Je pense que la création est définitivement installée comme une signature. Je reconnais la valeur extrême d’une création d’ici. J’en suis tellement fière. Une autre chose que j’ai apportée au Trillium, c’est la diffusion, qui est arrivée par la bande, parce que j’entrais en dialogues artistiques avec des gens. Il y a quelque chose qui fait que je suis attirée naturellement par la frontière, parce que c’est là où je trouve la nuance et où j’ai l’impression de m’éloigner du dogme. Dans la frontière, il y a de l’autre côté une pensée différente. Puis, comme artiste, je vais toujours aller aux frontières du genre, de la parole, de la discipline. Je pense aussi que c’est ce qui fait que je vais aller naturellement vers l’autre frontière géographique. C’est quelque chose qui teinte énormément la compagnie, parce qu’on se retrouve à faire de la diffusion au national, mais aussi maintenant à l’international. J’ai des super beaux projets dans les années prochaines, des projets qui vont intégrer des gens d’ici. Pour moi, c’est une belle façon de garder un milieu vivant, vibrant, puis de lui permettre d’évoluer malgré son isolement.

A : Ça me fait justement penser à Love is in the birds, le happening que le Trillium a présenté aux Zones Théâtrales en septembre dernier. Avec les dix auteurs de tous les horizons, avec les cinq interprètes d’un peu partout, il y avait une belle métaphore de ce métissage, de cette rencontre dans laquelle les accents n’étaient pas cachés, ils étaient embrassés pleinement. Un accent acadien…

A-M : …la langue de Marjolaine Beauchamp qui est tellement terroir, l’accent européen de Céline Delbecq. Je voulais vraiment la cohabitation des différentes langues.

A : Quelles sont les valeurs qui te tiennent le plus à coeur en tant que directrice artistique?

A-M : J’aimerais que le théâtre qui est présenté au Trillium soit le plus possible rattaché à certaines de mes valeurs de vie : fuir le dogmatisme, ne pas se donner bonne conscience. Au théâtre, je recherche les paroles qui proposent un point de vue singulier et qui ne portent pas de jugement. Une autre chose qui me tient à coeur, c’est de ne pas faire partie de mouvements qui précèdent la pensée.

A : Donc, l’idée d’un processus de réflexion et de prise de position avant de passer à l’action?

A-M : Oui, infuser du sens à nos actions. Je ne veux pas faire du théâtre sans me soucier de ce qui se passe autour de moi. Le « sens » dans un contexte social, politique, humain et familial. Finalement, je me pose toujours la question à savoir si ce que j’ai à dire a besoin du théâtre, parce que c’est le dernier recours à ma parole.

A : Quand tu rencontres un artiste, qu’est-ce qui t’incite à lui donner la parole à travers le Trillium?

A-M : J’aime les gens qui racontent des histoires, sans se raconter d’histoires à eux-mêmes. J’aime les chercheurs, les gens qui ont une capacité à ne pas visualiser à l’avance le résultat, mais qui ont une grande confiance en leur instinct. Quand je rencontre quelqu’un qui a un point de vue complètement différent sur l’objet que je regarde moi-même, là je me sens interpellée. D’ailleurs, au théâtre je trouve ça beaucoup plus intéressant d’avoir un regard absolument étrange sur une histoire de base, qu’une histoire extraordinaire, mais racontée avec un point de vue déjà remâché.

La force vibrante d’un organisme de près de 40 ans

A : On a touché à la question de frontières un peu plus tôt. Quelle est la place du Trillium dans son milieu, que tu appelles ça Ottawa, que ce soit l’Ontario français, que ce soit le Canada, que ce soit le monde?

A-M : Pour Ottawa, ce que le Trillium représente, c’est immense par rapport à la culture francophone.  Tu pourrais avoir la même vision artistique, les mêmes employés, les mêmes subventions, les mêmes ordinateurs, mais enlève-nous 40 ans d’histoire, et on est beaucoup moins forts…

A : Donc, il y a aussi tout un rayonnement qui émerge de l’organisme lui-même?

A-M : Je pense que oui, une validité et une reconnaissance. Le Trillium c’est quelque chose qui appartient à la communauté et qui est subventionné par des fonds publics. En tant que directeur, on est redevable au passé et à la communauté. Le nombre de bénévoles qui travaillent, juste au niveau des conseils d’administration, pour qu’une compagnie comme le Théâtre du Trillium survive pendant 40 ans, ce sont des heures incalculables. J’ai vraiment été servie à mon arrivée par les outils qui existaient, par le développement organisationnel qui a évolué avec la compagnie, par les connaissances archivées. Quand tu arrives au Trillium, tu sens les 40 ans derrière. En même temps, le Théâtre du Trillium est un socle identitaire, et j’en profite pour mentionner que ce n’est pas parce qu’on ne fait pas du théâtre identitaire qu’on travaille moins à l’identité. Pour moi, qu’une production comme Déluge se rende en Guadeloupe, je considère que c’est une autre façon de faire rayonner une identité qui nous est propre. Au niveau hors Québec, de par les nouveaux dialogues qui se sont établis depuis mon arrivée, il y a une nouvelle reconnaissance. Et d’ailleurs toutes les compagnies de l’Ontario ont réussi à attirer le regard de l’extérieur sur elles ces dernières années. Ça contribue aussi à donner une image très vibrante de notre communauté.

Vers de nouveaux départs

A : La reconstruction imminente de La Nouvelle Scène, qu’est-ce que ça signifie?

A-M : Je pense que les gens vont se sentir bien de venir dans le nouveau lieu, ça va être beau! Enfin, j’espère!  Il y a aussi quelque chose que nous avons revendiqué fortement au moment des coupures, c’est le troisième studio. Ça va permettre à d’autres artistes de la communauté de s’approprier La Nouvelle Scène. J’espère que ça va amener une plus grande proximité avec la communauté.

A : Élise Lefebvre, la directrice administrative du Théâtre du Trillium des sept dernières années ‒ qui travaillait pour l’organisme avant ton arrivée même ‒ quittera bientôt ses fonctions pour assumer un poste de direction technique au Centre National des Arts. Qu’est-ce que ce départ signifie pour toi?

A-M : Il n’y a vraiment pas de bon moment pour partir. En même temps, j’ai l’impression que ça s’est fait à un moment où l’équipe est solide, on a fait une planification stratégique, on a fait nos plans triennaux. Donc, elle quitte la compagnie à une étape où on est en plein essor. Elle ne s’en va pas n’importe où non plus et elle ne s’en va pas parce qu’elle n’est pas bien chez nous, elle me l’a tellement dit et redit. Donc, je suis contente pour elle. Puis moi en même temps, ça me donne l’occasion ‒ je trouve ça sain ‒ de réévaluer notre façon de fonctionner.

A : Qu’est-ce qu’elle a apporté à la compagnie? Comment Élise laisse-t-elle sa marque en tant que directrice administrative?

A-M : Je dirais, une des premières choses, c’est que Élise aura prouvé qu’une gestion flexible n’en est pas moins rigoureuse. Et que quand un système d’organisation est capable de vraiment épouser une direction artistique de façon intime et de s’adapter aux changements, on arrive à croître de façon importante. Élise, c’est le genre de directrice administrative avec qui je partageais mes rêves et qu’au lieu de me freiner, elle se mettait en branle pour trouver comment on allait y arriver. Elle est une personne très respectée dans le milieu, tant au niveau des bailleurs de fonds que de nos partenaires, que de nos compagnies soeurs.

A : Est-ce que du fait qu’elle était déjà en poste depuis deux ans quand tu es arrivée, ça a aidé la transition?

A-M : Je comprends! D’ailleurs, elle était la seule quand je suis arrivée. Donc, vraiment carte blanche, parce que j’ai bâti mon équipe aussi, mais avec Élise qui avait déjà en main tous les outils organisationnels. Quand je suis arrivée, ça s’est bien passé, parce qu’Élise était là, parce qu’elle était solide. J’ai appris énormément d’elle. Je lui souhaite la meilleure des chances dans son nouvel emploi, et je suis fière du travail que nous avons accompli ensemble !

Antoine Côté Legault

Formé en théâtre à l’Université d’Ottawa, Antoine Côté Legault est auteur et conseiller dramaturgique.