Critiques

Hôtel de Rive : Chambre avec vue sur l’art

Peintre et sculpteur suisse, né au début du XXe siècle, célèbre pour ses œuvres filiformes, dont son célèbre L’homme qui marche, Alberto Giacometti a écrit de nombreux textes, inspirés par les écrivains surréalistes qu’il fréquentait dans les années 1930 à Paris. Pendant la guerre, il quitte Paris et se réfugie à Genève, à l’Hôtel de Rive, où il travaille dans sa chambre à de minuscules formes, si petites qu’elles entraient dans des boites d’allumettes.

À son retour à Paris, en 1945, il rencontre Jean Genet, qui écrit un très bel essai sur lui, et Samuel Beckett, son compagnon d’insomnie, avec qui il fréquente les brasseries de Montparnasse jusque tard dans la nuit et pour qui il sculpte l’arbre qui servira de décor à la pièce En attendant Godot, en 1961.

Comédien, marionnettiste, metteur en scène, concepteur et dessinateur, Frank Soehnle est un des grands virtuoses de la marionnette à fils, une espèce en voie de disparition. Parti des textes de Giacometti, dont les titres s’inscrivent à la craie comme autant de fragments poétiques: Hier, sables mouvants qui évoque sa jeunesse dans les montagnes suisses, Un aveugle avance la main dans la nuit, Le rêve, Le Sphinx, du nom du bordel qu’il fréquentait, Paris sans fin et La mort de T, Franck Soehnle illustre les réflexions philosophiques de l’artiste sur l’art, la vie et la mort, s’amusant même de ses obsessions. Ainsi, les marionnettes à yeux traduisent la fascination de Giacometti pour le regard, qu’il traquait chez ses modèles.

Dans Hôtel de Rive, les minuscules marionnettes squelettiques évoquent bien entendu les sculptures de Giacometti. Elles représentent les pensées de l’artiste, ses rêves, ses fantasmes et ses fantômes, se servant du visage du comédien (Patrick Michaëlis), «monolithe d’une couleur dorée», comme d’un terrain de jeu. Composant un duo des plus efficaces – on pourrait même parler de pas de deux chorégraphié tant la manipulation est précise – la figuration du dialogue entre le créateur et son œuvre est une vraie réussite. Filmées en direct par une caméra, les images projetées sur l’écran en fond de scène composent des tableaux oniriques et sensuels.

«J’ai l’impression d’être un personnage vague, un peu flou, mal situé». Soehnle a privilégié l’approche surréaliste pour tracer le portrait du sculpteur. Ainsi, dans ce long poème théâtral, point de récit ni de biographie, mais une vision de l’intérieur, intime et puissante, morcelée et énigmatique, de l’âme de l’artiste. Dans La mort de T, la description crue de la mort à l’œuvre, la confrontation avec le cadavre renvoient Giacometti à sa propre finitude, à ses angoisses exacerbées par le cancer de l’estomac dont il souffrait. Cette réflexion sur la mort qui envahit l’espace du vivant ne pouvait qu’inspirer le marionnettiste qui, lui, par la grâce de la manipulation, donne vie à des créatures sorties de son imaginaire. «Tout tient à un fil, on est toujours en péril» écrivait Giacometti.

Accompagnés de deux musiciens sur scène, Jean-Jacques Pedretti et Robert Morgenthaler, qui jouent du cor des Alpes et du trombone, marionnettiste et comédien construisent un superbe hommage au sculpteur, dans un univers en clair obscur qui évoque les tableaux des maitres flamands.

Si Hôtel de Rive apporte de nombreux moments d’une grande beauté, comme celui où la silhouette de l’artiste, en ombre chinoise, se fait contourner de gribouillages à la craie, il n’en reste pas moins que le spectacle garde une aura de mystère, un flou artistique parfois difficile à percer.

Hôtel de Rive – Giacometti / Temps horizontal

Texte d’Alberto Giacometti. Mise en scène et conception des marionnettes de Franck Soehnle. Une coproduction de Figuren Theater Tübingen (Allemagne), Compagnie Bagages de Sable (France) et le Theater Stadelhofen (Suisse). Au Théâtre Outremont, à l’occasion des Trois Jours de Casteliers, jusqu’au 8 mars 2014.