Oubliez que le Pyrrhus de Racine est un jeune héros grec, impatient, emporté et dominateur, certes, mais séducteur. Rappelez-vous plutôt que le meurtrier du vieux Priam est un chef violent, couvert de sang. Quand il s’éprend d’Andromaque, tombée dans son lot de vainqueur, il se jure de la mettre dans son lit par tous les moyens. Y compris le chantage. Le petit Astyanax étant le seul moyen qu’il ait de la faire céder.
Dans la vision de Kristian Frédric, maître d’œuvre de cette percutante production, Pyrrhus est un soldat usé, poursuivi par les images des carnages, lassé des combats, dans lesquels, au fond, il a été emporté un peu malgré lui. Un homme qui boit pour oublier et se donner du courage – comme tant d’hommes politiques -, plein de tics, que la tension rend épileptique. Car il est également conscient que s’il épouse Andromaque, la Troyenne captive, plutôt qu’Hermione, la princesse grecque (ce que la sagesse et ses responsabilités de chef d’État lui dicteraient de faire), il relance son pays dans le cycle de la violence. Denis Lavant est cet homme torturé et, si son jeu apparaît parfois excessif, son extraordinaire prestation vaut le détour.
Chez Racine, la scène est en Épire, une région des Balkans à cheval entre la Grèce et l’Albanie, qui relève de dix ans d’affrontements. L’atmosphère est encore à la crise, et bien sûr, on pense aux conflits du Proche-Orient.
L’adaptation de Lionel Chiuch, François Douan et Kristian Frédric nous amène au 21e siècle. C’est l’ère du numérique. Grâce à la technologie astucieuse et signifiante d’Olivier Proulx, les nouvelles du monde – reportages sur les pays en guerre, vue de l’assemblée générale de l’ONU, arrivée d’Oreste en ambassadeur, bulletins spéciaux – nous parviennent par le truchement de la télévision, six écrans, en fait, situés au-dessus du mur du fond du sinistre bunker de Pyrrhus, unique et impressionnant décor de cette tragédie universelle.
Assis devant son ordinateur, le roi s’informe, mais aussi espionne. Des caméras de surveillance le tiennent au courant des allées et venues de chacun, lui permettant d’épier Andromaque jusque dans sa chambre. Le personnage du conseiller propre à Racine se fait ici virtuel, les médias sociaux deviennent des interlocuteurs, et c’est par Facebook ou Skype que Pyrrhus échange avec son vieux gouverneur, le sagace Phoenix, ou Oreste, avec son ami Pylade. Celui-ci viendra d’ailleurs nous annoncer en direct l’assassinat de Pyrrhus, sur fond d’images d’ambulance et de foules affolées tournant en boucle.
Les interprètes et les artisans de la proposition des Lézards qui bougent ont réussi à rendre totalement crédible cette version 2.0 de la pièce du 17e siècle racontant une histoire datant du 13e siècle… avant Jésus-Christ. Le texte de Racine est respecté, raccourci de quelques scènes et actualisé de quelques présentations, d’ailleurs écrites en alexandrins quand le personnage parle français. Le prestigieux vers du 17e siècle, ce bijou d’harmonie et d’élégance sophistiquée, se plie comme naturellement à ce monde de violence contemporaine. Amour et politique y parlent la même langue. C’est la lingua franca autour de laquelle s’expriment correspondants ou présentateurs espagnols, russes, japonais ou grecs. Et bien entendu – nous sommes au Moyen-Orient -, il y a l’arabe, leur langue maternelle à laquelle passent naturellement Pyrrhus, Andromaque et les autres, un peu comme le feraient aujourd’hui Libanais ou Marocains.
Les trois unités – temps, lieu, action – de la tragédie classique paraissent totalement pertinentes dans ce centre de résonance de tous les conflits, dans cet huis-clos des passions malheureuses. La violence est d’autant plus explosive qu’elle se développe dans un air raréfié. Un peu comme l’instant 0 après le Big Bang, le fameux moment de Planck, auquel nous renvoie l’énigmatique 10-43 du titre.
Et Andromaque dans ce réseau de chantage, de jalousie et de haine ? Elle reste le symbole de la veuve éplorée, fière et digne. Drapée de noir, grande et droite, Monica Budde exprime une détermination farouche. Son jeu froid, détaché – elle semble presque trop maîtresse d’elle-même -, contraste avec la fébrilité torturée de Denis Lavant. Elle est plus qu’une mère inquiète et aimante. Elle n’est plus une monnaie d’échange entre les hommes. Andromaque est devenue une femme politique. La fin -sidérante – qu’ont imaginée les concepteurs de cette sanglante histoire pour notre temps la montre en maîtresse du jeu. Mais prise à son tour dans l’engrenage infernal de la vengeance.
Texte de Jean Racine. Adaptation de Lionel Chiuch, François Douan et Kristian Frédric. Mise en scène et scénographie de Kristian Frédric. Une production de la Cie Les lézards qui bougent et du Théâtre du Grũtli en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier. Au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 24 octobre.
Oubliez que le Pyrrhus de Racine est un jeune héros grec, impatient, emporté et dominateur, certes, mais séducteur. Rappelez-vous plutôt que le meurtrier du vieux Priam est un chef violent, couvert de sang. Quand il s’éprend d’Andromaque, tombée dans son lot de vainqueur, il se jure de la mettre dans son lit par tous les moyens. Y compris le chantage. Le petit Astyanax étant le seul moyen qu’il ait de la faire céder.
Dans la vision de Kristian Frédric, maître d’œuvre de cette percutante production, Pyrrhus est un soldat usé, poursuivi par les images des carnages, lassé des combats, dans lesquels, au fond, il a été emporté un peu malgré lui. Un homme qui boit pour oublier et se donner du courage – comme tant d’hommes politiques -, plein de tics, que la tension rend épileptique. Car il est également conscient que s’il épouse Andromaque, la Troyenne captive, plutôt qu’Hermione, la princesse grecque (ce que la sagesse et ses responsabilités de chef d’État lui dicteraient de faire), il relance son pays dans le cycle de la violence. Denis Lavant est cet homme torturé et, si son jeu apparaît parfois excessif, son extraordinaire prestation vaut le détour.
Chez Racine, la scène est en Épire, une région des Balkans à cheval entre la Grèce et l’Albanie, qui relève de dix ans d’affrontements. L’atmosphère est encore à la crise, et bien sûr, on pense aux conflits du Proche-Orient.
L’adaptation de Lionel Chiuch, François Douan et Kristian Frédric nous amène au 21e siècle. C’est l’ère du numérique. Grâce à la technologie astucieuse et signifiante d’Olivier Proulx, les nouvelles du monde – reportages sur les pays en guerre, vue de l’assemblée générale de l’ONU, arrivée d’Oreste en ambassadeur, bulletins spéciaux – nous parviennent par le truchement de la télévision, six écrans, en fait, situés au-dessus du mur du fond du sinistre bunker de Pyrrhus, unique et impressionnant décor de cette tragédie universelle.
Assis devant son ordinateur, le roi s’informe, mais aussi espionne. Des caméras de surveillance le tiennent au courant des allées et venues de chacun, lui permettant d’épier Andromaque jusque dans sa chambre. Le personnage du conseiller propre à Racine se fait ici virtuel, les médias sociaux deviennent des interlocuteurs, et c’est par Facebook ou Skype que Pyrrhus échange avec son vieux gouverneur, le sagace Phoenix, ou Oreste, avec son ami Pylade. Celui-ci viendra d’ailleurs nous annoncer en direct l’assassinat de Pyrrhus, sur fond d’images d’ambulance et de foules affolées tournant en boucle.
Les interprètes et les artisans de la proposition des Lézards qui bougent ont réussi à rendre totalement crédible cette version 2.0 de la pièce du 17e siècle racontant une histoire datant du 13e siècle… avant Jésus-Christ. Le texte de Racine est respecté, raccourci de quelques scènes et actualisé de quelques présentations, d’ailleurs écrites en alexandrins quand le personnage parle français. Le prestigieux vers du 17e siècle, ce bijou d’harmonie et d’élégance sophistiquée, se plie comme naturellement à ce monde de violence contemporaine. Amour et politique y parlent la même langue. C’est la lingua franca autour de laquelle s’expriment correspondants ou présentateurs espagnols, russes, japonais ou grecs. Et bien entendu – nous sommes au Moyen-Orient -, il y a l’arabe, leur langue maternelle à laquelle passent naturellement Pyrrhus, Andromaque et les autres, un peu comme le feraient aujourd’hui Libanais ou Marocains.
Les trois unités – temps, lieu, action – de la tragédie classique paraissent totalement pertinentes dans ce centre de résonance de tous les conflits, dans cet huis-clos des passions malheureuses. La violence est d’autant plus explosive qu’elle se développe dans un air raréfié. Un peu comme l’instant 0 après le Big Bang, le fameux moment de Planck, auquel nous renvoie l’énigmatique 10-43 du titre.
Et Andromaque dans ce réseau de chantage, de jalousie et de haine ? Elle reste le symbole de la veuve éplorée, fière et digne. Drapée de noir, grande et droite, Monica Budde exprime une détermination farouche. Son jeu froid, détaché – elle semble presque trop maîtresse d’elle-même -, contraste avec la fébrilité torturée de Denis Lavant. Elle est plus qu’une mère inquiète et aimante. Elle n’est plus une monnaie d’échange entre les hommes. Andromaque est devenue une femme politique. La fin -sidérante – qu’ont imaginée les concepteurs de cette sanglante histoire pour notre temps la montre en maîtresse du jeu. Mais prise à son tour dans l’engrenage infernal de la vengeance.
Andromaque 10-43
Texte de Jean Racine. Adaptation de Lionel Chiuch, François Douan et Kristian Frédric. Mise en scène et scénographie de Kristian Frédric. Une production de la Cie Les lézards qui bougent et du Théâtre du Grũtli en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier. Au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 24 octobre.