Pour son entrée au Trident, Christian Lapointe a construit à partir des mots de Martin Crimp une contre-utopie, un purgatoire perpétuel. Dans un écrin de plastique et d’artifices clinquants, un huis-clos familial impitoyable, une comédie musicale dépravée et un chant choral multimédia se superposent pour dessiner une République du bonheur hallucinogène.
Une série de coups marquent l’ouverture du rideau, et pourtant nous ne sommes ni chez Molière, ni chez Racine, mais chez un de nos plus flamboyants contemporains, encore peu joué de ce côté-ci de l’Atlantique.
Nous sommes happés dans un tableau lumineux en 3D qui pourrait orner le mur d’un bungalow de snowbirds. Sable, lumières colorées, gazon synthétique, faux palmier, piscine gonflable, tout y est. C’est la veille de Noël, des cadeaux qui déboulent des coulisses menacent d’ensevelir ce paradis artificiel qui suinte la surconsommation.
Les protagonistes s’offrent des objets typés et usinés — cuisinette, fourgonnette, alouette — en affichant des airs blasés ou des sourires surfaits. Jusqu’à ce que l’une des deux adolescentes dévergondées (Joanie Lehoux) déballe un bébé jouet. La voilà engrossée sous son ventre archi-plat, et par ricochet plus gâtée que sa frangine (Noémie O’Farell) qui crie à l’injustice.
L’Oncle Bob (David Giguère) entre alors en habit de gala au milieu des vacanciers pour énumérer, comme dans un numéro de stand up comique, tout ce que sa femme, Madeleine (Ève Landry), leur reproche de vacuité et de vices. Le couple doit s’envoler pour une nouvelle vie coupante, transparente et parfaite, mais ne quittera visiblement jamais ce purgatoire synthétique.
Leur périple avorté s’achève d’ailleurs par une longue scène où Madeleine, jouée par une Ève Landry envoûtante et cruelle filmée en night shot, avalera complètement son amant.
Une phrase tirée de la Divine Comédie, «Tu n’es pas sur la Terre, ainsi que tu le supposes», mise en exergue sur écran au deux tiers de la pièce, nous fait soudainement douter de la fragile réalité de ces protagonistes à perruque qui se relaient au micro placé à l’avant-scène, entre deux activités de plaisance. Avec Crimp, tout comme avec Lapointe, on plonge tête première dans un théâtre post-humain.
Les personnages par moments désincarnés, jugulés par les psychoses et rongés par l’hypocondrie, se livrent à une démonstration radicale de leurs droits et libertés individuelles en quatre étapes faciles. Lapointe a pris plaisir à distribuer les répliques (non-attribuées dans le texte de Crimp) pour qu’elles suscitent l’étrangeté et le rire (Roland Lepage, en patriarche, mord sans hésitation dans les répliques les plus crues, alors que Lise Castonguay feint savoureusement la bonne foi en déclarant son amour de l’État contrôlant et paranoïaque qui scanne les voyageurs jusqu’aux tripes dans les aéroports). Une mécanique de répétition-déconstruction se met en place.
Ce flux des pires dérives de notre société surveillée, médicamentée, psychanalysée et dépouillée de ses valeurs est entrecoupé de chansons et de séquences vidéos. La musique est signée Keith Kouna, dont les excentricités et la poésie brute transparaissent dans chaque numéro, et saupoudrée de chansons de Noël de Tino Rossi. Le duo pop de poupées stoïques de O’Farrell et Lehoux, les chansons psychédéliques d’Ève Landry, le refrain power metal de Normand Bissonnette et les balades acoustiques de David Giguère ouvrent le spectacle sur d’autres dimensions, quelque part entre le delirium tremens et l’extase.
Les séquences vidéos, elles, conjuguent des confidences à la caméra, des collages d’objets et des manipulations de poupées Barbie qui arborent les traits des comédiens. L’écran devient un castelet éclectique, onirique, supersonique.
Lapointe semble avoir trouvé une manière d’amener le spectateur du côté obscur sans passer par la cruauté, mais plutôt par la jubilation. Le foisonnement de symboles sur scène crée une saturation qui nous permet d’absorber l’insupportable, de manière presque subliminale, pour, espérons-le, s’en purger.
Avec Dans la République du bonheur, le Trident va encore plus loin sur la voie de l’audace, alors que Lapointe, lui, prouve une nouvelle fois qu’il a sa place parmi les voix singulières du théâtre mondial actuel et qu’il était plus que temps qu’il obtienne les moyens de ses ambitions.
Texte de Martin Crimp. Mise en scène de Christian Lapointe. Une production du Théâtre Blanc. Au Théâtre du Trident jusqu’au 7 février 2015, à la Cinquième salle de la Place des Arts du 19 au 28 février 2015.
Pour son entrée au Trident, Christian Lapointe a construit à partir des mots de Martin Crimp une contre-utopie, un purgatoire perpétuel. Dans un écrin de plastique et d’artifices clinquants, un huis-clos familial impitoyable, une comédie musicale dépravée et un chant choral multimédia se superposent pour dessiner une République du bonheur hallucinogène.
Une série de coups marquent l’ouverture du rideau, et pourtant nous ne sommes ni chez Molière, ni chez Racine, mais chez un de nos plus flamboyants contemporains, encore peu joué de ce côté-ci de l’Atlantique.
Nous sommes happés dans un tableau lumineux en 3D qui pourrait orner le mur d’un bungalow de snowbirds. Sable, lumières colorées, gazon synthétique, faux palmier, piscine gonflable, tout y est. C’est la veille de Noël, des cadeaux qui déboulent des coulisses menacent d’ensevelir ce paradis artificiel qui suinte la surconsommation.
Les protagonistes s’offrent des objets typés et usinés — cuisinette, fourgonnette, alouette — en affichant des airs blasés ou des sourires surfaits. Jusqu’à ce que l’une des deux adolescentes dévergondées (Joanie Lehoux) déballe un bébé jouet. La voilà engrossée sous son ventre archi-plat, et par ricochet plus gâtée que sa frangine (Noémie O’Farell) qui crie à l’injustice.
L’Oncle Bob (David Giguère) entre alors en habit de gala au milieu des vacanciers pour énumérer, comme dans un numéro de stand up comique, tout ce que sa femme, Madeleine (Ève Landry), leur reproche de vacuité et de vices. Le couple doit s’envoler pour une nouvelle vie coupante, transparente et parfaite, mais ne quittera visiblement jamais ce purgatoire synthétique.
Leur périple avorté s’achève d’ailleurs par une longue scène où Madeleine, jouée par une Ève Landry envoûtante et cruelle filmée en night shot, avalera complètement son amant.
Une phrase tirée de la Divine Comédie, «Tu n’es pas sur la Terre, ainsi que tu le supposes», mise en exergue sur écran au deux tiers de la pièce, nous fait soudainement douter de la fragile réalité de ces protagonistes à perruque qui se relaient au micro placé à l’avant-scène, entre deux activités de plaisance. Avec Crimp, tout comme avec Lapointe, on plonge tête première dans un théâtre post-humain.
Les personnages par moments désincarnés, jugulés par les psychoses et rongés par l’hypocondrie, se livrent à une démonstration radicale de leurs droits et libertés individuelles en quatre étapes faciles. Lapointe a pris plaisir à distribuer les répliques (non-attribuées dans le texte de Crimp) pour qu’elles suscitent l’étrangeté et le rire (Roland Lepage, en patriarche, mord sans hésitation dans les répliques les plus crues, alors que Lise Castonguay feint savoureusement la bonne foi en déclarant son amour de l’État contrôlant et paranoïaque qui scanne les voyageurs jusqu’aux tripes dans les aéroports). Une mécanique de répétition-déconstruction se met en place.
Ce flux des pires dérives de notre société surveillée, médicamentée, psychanalysée et dépouillée de ses valeurs est entrecoupé de chansons et de séquences vidéos. La musique est signée Keith Kouna, dont les excentricités et la poésie brute transparaissent dans chaque numéro, et saupoudrée de chansons de Noël de Tino Rossi. Le duo pop de poupées stoïques de O’Farrell et Lehoux, les chansons psychédéliques d’Ève Landry, le refrain power metal de Normand Bissonnette et les balades acoustiques de David Giguère ouvrent le spectacle sur d’autres dimensions, quelque part entre le delirium tremens et l’extase.
Les séquences vidéos, elles, conjuguent des confidences à la caméra, des collages d’objets et des manipulations de poupées Barbie qui arborent les traits des comédiens. L’écran devient un castelet éclectique, onirique, supersonique.
Lapointe semble avoir trouvé une manière d’amener le spectateur du côté obscur sans passer par la cruauté, mais plutôt par la jubilation. Le foisonnement de symboles sur scène crée une saturation qui nous permet d’absorber l’insupportable, de manière presque subliminale, pour, espérons-le, s’en purger.
Avec Dans la République du bonheur, le Trident va encore plus loin sur la voie de l’audace, alors que Lapointe, lui, prouve une nouvelle fois qu’il a sa place parmi les voix singulières du théâtre mondial actuel et qu’il était plus que temps qu’il obtienne les moyens de ses ambitions.
Dans la république du bonheur
Texte de Martin Crimp. Mise en scène de Christian Lapointe. Une production du Théâtre Blanc. Au Théâtre du Trident jusqu’au 7 février 2015, à la Cinquième salle de la Place des Arts du 19 au 28 février 2015.