Critiques

Les deux voyages de Suzanne W. : Road-trip envoûtant

Tel Orphée voyageant jusqu’aux enfers pour retrouver Eurydice, Tom (Pierre-Yves Cardinal) est en route vers le Grand Nord à la recherche de celle qu’il aime, Joe, qui s’est enfuie sans crier gare et sans laisser d’adresse près d’un an auparavant. Il est pris en autostop par Suzanne (Sylvie Léonard), qui se lance avec lui dans cette quête éperdue, aux allures de voyage initiatique.

Peu à peu, une étrange connexion s’installe entre eux et avec la femme disparue, dont la présence plane au-dessus d’eux, mystérieuse, envahissante, s’insinuant jusque dans leurs rêves. Parallèlement, une jeune femme entourée de musiciens prend le micro pour nous dire et nous chanter sa propre traversée du territoire cri.

Peut-on être à deux endroits à la fois? Telle est la question qui parcourt le spectacle. Quand on part, laisse-t-on un peu de soi dans les lieux où l’on a vécu, dans le cœur de ceux qui nous aiment? Peut-on jamais investir complètement un lieu, une relation, ou n’y a-t-il pas toujours une part de nous qui aspire à l’ailleurs, qui s’échappe dans le rêve ou la nostalgie? Et quand on part à l’aventure, ne fait-on pas toujours deux voyages, l’un physiquement, l’autre mentalement, avec la possibilité de se trouver, mais aussi le risque de se perdre?

Le point de départ de ce spectacle, c’est un road trip effectué par le metteur en scène français Marc Lainé dans le Grand Nord québécois, à l’instigation de Gisette Noiseux, directrice artistique d’Espace Go. Cette coproduction France-Québec, créée au Théâtre national de Chaillot à Paris fin mars sous le titre Vanishing Point, et nommée ici Les deux voyages de Suzanne W., s’inscrit logiquement dans le parcours de Lainé qui, depuis 2010, crée des spectacles inspirés de la culture populaire nord-américaine.

Avant même l’histoire, il y a eu les images ramenées de ce périple, et le dispositif scénique diablement ingénieux imaginé par Lainé. Il en résulte un spectacle où tous les éléments s’imbriquent admirablement, un moment magique mêlant théâtre, cinéma et musique, une expérience multisensorielle où les frontières du temps et de l’espace se brouillent, où le réel et le fantastique se mêlent, plongeant le spectateur dans une dimension parallèle fascinante.

À l’immensité des routes du Nord s’oppose l’habitacle exigu de la voiture où les comédiens passent une partie du spectacle, voix amplifiées et visages projeté sur grand écran. Par le truchement de deux autres écrans disposés le long et à l’arrière de la voiture, nous contemplons nous aussi ces routes interminables bordées de sapins et ressentons l’état de transe qui peut s’installer dans la monotonie des kilomètres parcourus. Grâce à la vidéo en direct, la figure de Joe plane au-dessus de Tom et Suzanne, surgissant à la fenêtre ou dans la vitre arrière de l’auto en marche.

On aurait cependant tort de croire que Marc Lainé a voulu faire du cinéma au théâtre. Sa mise en scène revêt au contraire une théâtralité assumée et brille par son inventivité et une utilisation terriblement bien pensée de l’espace scénique. Les dialogues, souvent drôles, sont parsemés d’un souffle de poésie et la musique du groupe Moriarty illustre et sublime le texte autant que les émotions des personnages, devenant une composante à part entière de la narration.

La voix de la comédienne française incarnant Joe (Marie-Sophie Ferdane), qui mêle ses paroles et ses chants de souffles parfois proches du râle, nous envoûte et nous happe au cœur de l’histoire, de la nature sauvage et des étendues glacées du Nord, de la culture amérindienne. Un spectacle d’une rare intelligence, admirablement interprété, qui nous habite longtemps.

Les deux voyages de Suzanne W.

Texte, scénographie et mise en scène de Marc Lainé. Une création de La Boutique Obscure et d’Espace GO,  en coproduction avec le Centre Dramatique National de Haute-Normandie Petit-Quevilly/Rouen/Mont-Saint-Aignan, le Théâtre National de Chaillot, la Ferme du Buisson Scène nationale de Marne-la-Vallée, la Comédie de Saint-Etienne – Centre dramatique national, la Scène nationale 61 et le CDDB Centre dramatique national de Lorient (France).