Si les passages entre le roman, le théâtre et le film sont monnaie courante à notre époque, il est plus rare de trouver des réécritures théâtrales du journal intime, un genre qui, par son caractère introspectif, est peut-être le plus éloigné du théâtre. L’adaptation pour le théâtre du Journal d’Anne Frank semble avoir fait exception cette année.
Après la mise en scène de la pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt par Lorraine Pintal au TNM à l’hiver, Stratford y est allé de sa propre production. Autre langue, autre tradition, autre parcours. La réécriture scénique magistrale de Jillian Keiley (par ailleurs directrice artistique du théâtre anglais du Centre National des Arts) n’est pas passée par la France, mais par les États-Unis et, de façon inattendue, par Broadway.
Le détour par Broadway
Pour le public anglo-saxon, The Diary of Anne Frank n’est pas qu’un livre publié après la guerre, mais également une pièce de Broadway qui a connu un énorme succès en 1955 (ayant même valu à ses auteurs, Albert Hackett et Frances Goodrich, le prix Pulitzer), puis un nouveau succès en 1997, grâce à l’adaptation de Wendy Kesselman, à partir de la nouvelle édition du journal en 1989. Reprenant cette dernière adaptation, qui visait, entre autres, à intégrer les passages censurés de l’édition originale de 1947 (surtout en rapport avec la sexualité de la jeune adolescente), Jillian Keiley enlève toute la sentimentalité et les artifices visant à faire d’Anne Frank une icône.
La parole du témoin
Ainsi, avant le lever du rideau, le projecteur n’est pas mis sur Anne, mais sur l’ensemble des acteurs qui, selon une technique du théâtre épique, annoncent les rôles qu’ils joueront, puis livrent une anecdote personnelle (sur leur adolescence ou sur leur rapport à la guerre ou à l’Holocauste) qui, non seulement les placera eux-mêmes dans une situation de confidence, mais établira le journal comme document authentique.Quand, en tout dernier lieu, Sara Farb, qui jouera (très justement) Anne Frank, nous révèle que sa grand-mère a survécu aux camps de concentration, le spectateur est invité à questionner lui-même son rapport à l’histoire qui lui sera racontée. Cet engagement lui sera d’ailleurs en quelque sorte rappelé chaque fois que, chacun à leur tour et entre les différentes scènes, les acteurs liront à l’avant-scène un extrait du journal, pour transmettre directement la parole du témoin.
La voix humaine
De même, le chœur qui, à l’arrière-scène, chante a capella les compositions originales de Jonathan Monroe, à mille lieux de la musique de Broadway (ou d’Hollywood), signifie tout à la fois l’humanité et le caractère collectif de l’expérience de l’Holocauste. Quant à la très belle scénographie de Bretta Gerecke, qui délimite « l’Annexe » par des murs ajourés constitués de languette de bois amovibles, pouvant aussi constituer des pièces d’ameublement, sans en remettre sur le misérabilisme, elle suggère à la fois le dépouillement et l’ingéniosité des locataires de ce grenier qui composaient avec des ressources très limitées. Elle permet également de nous donner l’impression de l’enfermement, mais aussi, pour la dernière scène, d’évoquer avec force les wagons des trains de la mort ou les camps.
L’objet scénique le plus signifiant dans cette production est sûrement le journal lui-même. Lorsqu’à la fin, les Nazis envahissent la scène et rejettent avec dédain le journal qu’ils viennent de trouver, il est aussitôt repris par le père, à qui reviendra la tâche de raconter le destin tragique de toute la famille, Or, dans un geste qui évoque la publication (réelle) du journal, le personnage d’Otto Frank (ou serait-ce plutôt l’acteur Joseph Ziegler?) prend le (faux) journal, le met dans l’une des poches de sa veste, puis sort de l’autre poche le (vrai) journal publié, pour le donner à un spectateur. Du prologue à l’épilogue, c’est alors, sur scène, le cycle complet du témoignage qui vient d’être complété, redonnant au Journal d’Anne Frank toute sa valeur de vérité et soulignant l’importance de la transmission.
Texte d’Albert Hackett et Frances Goodrich. Adaptation de Wendy Kesselman. Mise en scène de Jillian Keiley. Au Avon Theatre jusqu’au 10 octobre 2015.
Si les passages entre le roman, le théâtre et le film sont monnaie courante à notre époque, il est plus rare de trouver des réécritures théâtrales du journal intime, un genre qui, par son caractère introspectif, est peut-être le plus éloigné du théâtre. L’adaptation pour le théâtre du Journal d’Anne Frank semble avoir fait exception cette année.
Après la mise en scène de la pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt par Lorraine Pintal au TNM à l’hiver, Stratford y est allé de sa propre production. Autre langue, autre tradition, autre parcours. La réécriture scénique magistrale de Jillian Keiley (par ailleurs directrice artistique du théâtre anglais du Centre National des Arts) n’est pas passée par la France, mais par les États-Unis et, de façon inattendue, par Broadway.
Le détour par Broadway
Pour le public anglo-saxon, The Diary of Anne Frank n’est pas qu’un livre publié après la guerre, mais également une pièce de Broadway qui a connu un énorme succès en 1955 (ayant même valu à ses auteurs, Albert Hackett et Frances Goodrich, le prix Pulitzer), puis un nouveau succès en 1997, grâce à l’adaptation de Wendy Kesselman, à partir de la nouvelle édition du journal en 1989. Reprenant cette dernière adaptation, qui visait, entre autres, à intégrer les passages censurés de l’édition originale de 1947 (surtout en rapport avec la sexualité de la jeune adolescente), Jillian Keiley enlève toute la sentimentalité et les artifices visant à faire d’Anne Frank une icône.
La parole du témoin
Ainsi, avant le lever du rideau, le projecteur n’est pas mis sur Anne, mais sur l’ensemble des acteurs qui, selon une technique du théâtre épique, annoncent les rôles qu’ils joueront, puis livrent une anecdote personnelle (sur leur adolescence ou sur leur rapport à la guerre ou à l’Holocauste) qui, non seulement les placera eux-mêmes dans une situation de confidence, mais établira le journal comme document authentique.Quand, en tout dernier lieu, Sara Farb, qui jouera (très justement) Anne Frank, nous révèle que sa grand-mère a survécu aux camps de concentration, le spectateur est invité à questionner lui-même son rapport à l’histoire qui lui sera racontée. Cet engagement lui sera d’ailleurs en quelque sorte rappelé chaque fois que, chacun à leur tour et entre les différentes scènes, les acteurs liront à l’avant-scène un extrait du journal, pour transmettre directement la parole du témoin.
La voix humaine
De même, le chœur qui, à l’arrière-scène, chante a capella les compositions originales de Jonathan Monroe, à mille lieux de la musique de Broadway (ou d’Hollywood), signifie tout à la fois l’humanité et le caractère collectif de l’expérience de l’Holocauste. Quant à la très belle scénographie de Bretta Gerecke, qui délimite « l’Annexe » par des murs ajourés constitués de languette de bois amovibles, pouvant aussi constituer des pièces d’ameublement, sans en remettre sur le misérabilisme, elle suggère à la fois le dépouillement et l’ingéniosité des locataires de ce grenier qui composaient avec des ressources très limitées. Elle permet également de nous donner l’impression de l’enfermement, mais aussi, pour la dernière scène, d’évoquer avec force les wagons des trains de la mort ou les camps.
L’objet scénique le plus signifiant dans cette production est sûrement le journal lui-même. Lorsqu’à la fin, les Nazis envahissent la scène et rejettent avec dédain le journal qu’ils viennent de trouver, il est aussitôt repris par le père, à qui reviendra la tâche de raconter le destin tragique de toute la famille, Or, dans un geste qui évoque la publication (réelle) du journal, le personnage d’Otto Frank (ou serait-ce plutôt l’acteur Joseph Ziegler?) prend le (faux) journal, le met dans l’une des poches de sa veste, puis sort de l’autre poche le (vrai) journal publié, pour le donner à un spectateur. Du prologue à l’épilogue, c’est alors, sur scène, le cycle complet du témoignage qui vient d’être complété, redonnant au Journal d’Anne Frank toute sa valeur de vérité et soulignant l’importance de la transmission.
The Diary of Anne Frank
Texte d’Albert Hackett et Frances Goodrich. Adaptation de Wendy Kesselman. Mise en scène de Jillian Keiley. Au Avon Theatre jusqu’au 10 octobre 2015.