Qui a causé l’irrémédiable perte? Quand a commencé la chute? s’écrie la reine-mère Cécile York dans le dernier et terrifiant épisode de la fratricide saga des Plantagenêts réécrite par Olivier Kemeid. Pour réaliser cette œuvre fleuve en cinq parties, d’une durée de cinq heures, un assemblage de huit pièces centré sur cinq monarques du Cycle des rois de Shakespeare, il a réuni autour de lui et du metteur en scène Frédéric Dubois cinq compagnies et treize comédiens jouant trente-quatre rôles à eux seuls! Un défi d’écriture et de conception qui constitue indubitablement un des sommets de la saison théâtrale.
Notons néanmoins que si la première (la seule qui n’ait aucun intermède comique) et la dernière (d’un ton résolument contemporain) partie ont une remarquable unité de style et de sens, les trois autres – comme dans l’original shakespearien, d’ailleurs – sont plus complexes et le spectateur peine parfois à s’y retrouver.
Pour revenir à la question de la terrible douairière, sa réponse se trouve peut-être dans la requête plaintive que vient de lui faire son fils mal-aimé: «Mon royaume pour ton amour, maman!» Cette paraphrase du célèbre vers qui clôt le sanglant Richard III, donne une idée du chemin que se sont tracé nos valeureux concepteurs à travers la forêt exubérante des drames historiques de Shakespeare. Ils y ont lu les cinquante dernières années de l’histoire du Québec et, plus largement, la chronique de notre temps. C’est ainsi que nous revisitons la Révolution tranquille, la turbulente décennie 70 sur fond de Temps des fleurs et ses libérations de toutes sortes, mais aussi les dynasties d’argent, le règne des économistes et des faiseurs d’images, sans compter les braqueurs de banque et les rivalités de mafia… Et bien sûr, les luttes de clans, les guerres du Moyen-Orient, plus des «conflits d’intérêts» que des «chocs de civilisations», nous explique-t-on cependant.
C’est la grande soif du pouvoir: «Tant que je ne serai pas tout, je ne serai rien», clame Richard III d’York. On assiste aux alliances politiques, aux trahisons, aux meurtres, à cet engrenage de la violence que rien ne peut arrêter. Il y a même – erreur de distribution au milieu de ces royaux ambitieux− celui qui n’était pas fait pour gouverner, le faible, le lyrique, le pacifique Henry Lancaster qui aurait bien «passé sa vie à pêcher».
Il y a aussi, issues du sérail, quelques dames de fer, intransigeantes et résolues, qui défendent la vie et leurs enfants. Elles sont venues de l’ennemi d’en face, comme Kate, qui parle la langue des autres, l’anglais (Catherine de France dans l’original shakespearien, un astucieux retournement de Kemeid!). Ou de plus loin encore, des déserts de sable, comme les indomptables sœurs Amasia. Enfin, plus audacieux encore, voilà Jeanne d’Arc, la patriote, transformée en Jihane, la terroriste voilée, la kamikaze, qui nous tient le redoutable langage du paradoxe: «Si j’entre en guerre, c’est pour amener la paix.»
Mais Five Kings nous raconte aussi un demi-siècle d’histoires de famille, de préférences maternelles, de rivalités fraternelles, de chamailleries qui tournent mal. L’homme du peuple y a même la parole grâce à cette superbe scène où un simple soldat donne son point de vue au roi, qu’il n’a pas reconnu: «Pense à tous les habitants de la région qui ont rien demandé!»
On le voit, pour amener ces drames anciens jusqu’à nous, Olivier Kemeid a recours à une langue directe, efficace, moderne. La pensée est résolument contemporaine: «Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. La neutralité porte un autre nom, la lâcheté.» On reconnaît quelques expressions à la mode, comme ce Percy qualifié d’«intense». Sans compter toutes ces expressions chères à nos politiciens et à leurs discours électoraux, comme la fameuse «transparence». On nous promet la prospérité économique, des emplois, de bonnes retraites, «un pays sécuritaire et même… indépendant»!
Unique décor de ces drames épiques ou intimes, le plateau nu de l’Espace GO où, seuls, les éclairages architecturaux de Martin Labrecque délimitent le carré de jeu, colorent l’action de blanc, de rouge ou de noir. Au centre, objet de toutes les convoitises, le siège royal que s’arrachent les York et les Lancaster, c’est selon. Ou encore, autre symbole du pouvoir, la longue table rectangulaire du Conseil. Le mur du fond présente les tableaux géants des dynasties régnantes ou sert d’écran aux saisissantes projections qui nous font suivre la guerre aérienne en direct avec ces pilonnages en forme de feux d’artifice, tandis que retentit le célèbre encouragement d’Henry V à ses troupes «we few, we happy, we band of brothers», repris par le commandement américain en Irak.
Dès la première image, les comédiens sont là, ombres chinoises sur fond blanc, attendant que le récit les appelle. Comment ne pas saluer leur impressionnante prestation à tous. Certains se distinguent néanmoins dans des rôles de premier plan. Étienne Pilon interprète un Richard II philosophe, lucide et digne, dans son règne comme dans sa chute. Patrice Dubois endosse avec nuances la livrée difforme, démagogique, mais touchante du cruel Richard III. Quant à Jean-Marc Dalpé, il incarne un Falstaff truculent à souhait, et son dialogue avec Jonathan Gagnon en Shallow est un régal. N’est-ce pas à ce dernier, d’ailleurs, que nous devons cette réplique définitive: «Une seule certitude, la mort.»
Texte: Olivier Kemeid, d’après les pièces de Shakespeare Richard II, Henri IV, Henri V, Henri VI et Richard III. Direction artistique: Patrice Dubois. Mise en scène: Frédéric Dubois. Scénographie et éclairages: Martin Labrecque. Une coproduction du Théâtre des Fonds de Tiroirs, du Théâtre PÀP, des Trois Tristes Tigres, du Théâtre du Trident, du Théâtre français du CNA et du Théâtre de Poche (Bruxelles). À l’Espace GO jusqu’au 7 novembre 2015. Au Trident du 12 septembre au 7 octobre 2017.
Qui a causé l’irrémédiable perte? Quand a commencé la chute? s’écrie la reine-mère Cécile York dans le dernier et terrifiant épisode de la fratricide saga des Plantagenêts réécrite par Olivier Kemeid. Pour réaliser cette œuvre fleuve en cinq parties, d’une durée de cinq heures, un assemblage de huit pièces centré sur cinq monarques du Cycle des rois de Shakespeare, il a réuni autour de lui et du metteur en scène Frédéric Dubois cinq compagnies et treize comédiens jouant trente-quatre rôles à eux seuls! Un défi d’écriture et de conception qui constitue indubitablement un des sommets de la saison théâtrale.
Notons néanmoins que si la première (la seule qui n’ait aucun intermède comique) et la dernière (d’un ton résolument contemporain) partie ont une remarquable unité de style et de sens, les trois autres – comme dans l’original shakespearien, d’ailleurs – sont plus complexes et le spectateur peine parfois à s’y retrouver.
C’est la grande soif du pouvoir: «Tant que je ne serai pas tout, je ne serai rien», clame Richard III d’York. On assiste aux alliances politiques, aux trahisons, aux meurtres, à cet engrenage de la violence que rien ne peut arrêter. Il y a même – erreur de distribution au milieu de ces royaux ambitieux− celui qui n’était pas fait pour gouverner, le faible, le lyrique, le pacifique Henry Lancaster qui aurait bien «passé sa vie à pêcher».
Il y a aussi, issues du sérail, quelques dames de fer, intransigeantes et résolues, qui défendent la vie et leurs enfants. Elles sont venues de l’ennemi d’en face, comme Kate, qui parle la langue des autres, l’anglais (Catherine de France dans l’original shakespearien, un astucieux retournement de Kemeid!). Ou de plus loin encore, des déserts de sable, comme les indomptables sœurs Amasia. Enfin, plus audacieux encore, voilà Jeanne d’Arc, la patriote, transformée en Jihane, la terroriste voilée, la kamikaze, qui nous tient le redoutable langage du paradoxe: «Si j’entre en guerre, c’est pour amener la paix.»
Mais Five Kings nous raconte aussi un demi-siècle d’histoires de famille, de préférences maternelles, de rivalités fraternelles, de chamailleries qui tournent mal. L’homme du peuple y a même la parole grâce à cette superbe scène où un simple soldat donne son point de vue au roi, qu’il n’a pas reconnu: «Pense à tous les habitants de la région qui ont rien demandé!»
Unique décor de ces drames épiques ou intimes, le plateau nu de l’Espace GO où, seuls, les éclairages architecturaux de Martin Labrecque délimitent le carré de jeu, colorent l’action de blanc, de rouge ou de noir. Au centre, objet de toutes les convoitises, le siège royal que s’arrachent les York et les Lancaster, c’est selon. Ou encore, autre symbole du pouvoir, la longue table rectangulaire du Conseil. Le mur du fond présente les tableaux géants des dynasties régnantes ou sert d’écran aux saisissantes projections qui nous font suivre la guerre aérienne en direct avec ces pilonnages en forme de feux d’artifice, tandis que retentit le célèbre encouragement d’Henry V à ses troupes «we few, we happy, we band of brothers», repris par le commandement américain en Irak.
Dès la première image, les comédiens sont là, ombres chinoises sur fond blanc, attendant que le récit les appelle. Comment ne pas saluer leur impressionnante prestation à tous. Certains se distinguent néanmoins dans des rôles de premier plan. Étienne Pilon interprète un Richard II philosophe, lucide et digne, dans son règne comme dans sa chute. Patrice Dubois endosse avec nuances la livrée difforme, démagogique, mais touchante du cruel Richard III. Quant à Jean-Marc Dalpé, il incarne un Falstaff truculent à souhait, et son dialogue avec Jonathan Gagnon en Shallow est un régal. N’est-ce pas à ce dernier, d’ailleurs, que nous devons cette réplique définitive: «Une seule certitude, la mort.»
Five Kings
Texte: Olivier Kemeid, d’après les pièces de Shakespeare Richard II, Henri IV, Henri V, Henri VI et Richard III. Direction artistique: Patrice Dubois. Mise en scène: Frédéric Dubois. Scénographie et éclairages: Martin Labrecque. Une coproduction du Théâtre des Fonds de Tiroirs, du Théâtre PÀP, des Trois Tristes Tigres, du Théâtre du Trident, du Théâtre français du CNA et du Théâtre de Poche (Bruxelles). À l’Espace GO jusqu’au 7 novembre 2015. Au Trident du 12 septembre au 7 octobre 2017.