Critiques

Le Grand Bric-à-brac : Ces objets qui ont une âme

Se retrouver (sans masque) dans un théâtre extérieur, entouré·es, avant même que la représentation ne débute, d’objets surdimensionnés et colorés (des cadrans, une boîte à lettres, des lampes, des cartons, une tringle où sont suspendus divers vêtements géants) recèle d’emblée son pesant de magie. Ainsi, s’installer sur les bancs pivotants du Théâtre de la Dame de Cœur, enfiler ses traditionnelles bretelles chauffantes et dévorer des yeux la scénographie magnifique se déployant sur 360 degrés autour du public disposent de splendide façon à la réception du merveilleux. Et ce merveilleux, dans Le Grand Bric-à-brac, est incontestablement au rendez-vous.

Celui-ci prend forme dès le début du spectacle, lorsque des objets (un casse-noisette, une scie, la chouette décorative d’une lampe de chevet…) prennent vie au cœur d’un amoncellement d’items pêle-mêle. À leur grande stupéfaction, ils réalisent qu’ils ne sont plus à l’intérieur de la maison qu’ils habitaient depuis des années, mais bien dehors, et qui plus est sur le trottoir. Quelle est l’explication de cette situation inusitée ? Optimisme, déni, détresse et lucidité se succéderont, autant d’étapes du deuil qu’ils devront faire d’une vie révolue. Ils découvriront qu’ils sont les protagonistes d’une vente de garage et qu’à la fin de la journée, les invendus finiront au dépotoir. Or, un esprit perfide, un ourson éclopé aussi bien physiquement que psychologiquement, travaille à ce que la majorité d’entre eux finissent leurs jours, non pas dans une nouvelle famille, mais sur l’eldorado des amoché·es que représente à ses yeux le continent de plastique.

Deuil, estime de soi et autres résiliences

On aura donc compris que plusieurs thèmes sont abordés par ce spectacle dont la trame narrative a été tissée à dix mains et dont les dialogues sont signés Marilyn Perrault. Citons, bien entendu, la surconsommation, l’individualisme (et la solidarité), l’arrogance, la peur de l’avenir et l’obsolescence, non seulement celle des bien matériels, mais aussi celle des individus. Car cette fable contemporaine propose aussi une réflexion sur le vieillissement et les relations intergénérationnelles. Or, l’équipe de création dirigée par Richard Blackburn arrive à éviter habilement les pièges funestes du didactisme et de la moralisation. On préfère, de toute évidence, – et cela mérite vraiment d’être salué – faire confiance au public, bien qu’il soit vastement composé d’enfants, lui permettre d’élaborer sa propre réflexion, de tirer ses propres conclusions, de ressentir ses propres émotions.

C’est peut-être ce qui explique, en partie du moins, l’attachement que l’on développe instantanément envers les personnages. Plutôt que de s’inscrire dans le simpliste paradigme du manichéisme – à l’exception, peut-être, de l’ourson machiavélique –, ces objets (d’une facture et d’une esthétique fabuleuses) sont empreints d’une grande humanité et les sentiments qui les habitent sont, conséquemment, complexes et nuancés. Casse-noisette tente de trouver le matériel de peinture de la propriétaire pour s’offrir une cure de jeunesse et ainsi augmenter ses chances de connaître un nouveau départ, mais on sent bien la crainte se tapir sous l’espoir. La Mère Scie et sa fille, égoïne rebelle portant des anneaux à sa lame, sont attachées l’une à l’autre par des liens profonds, ce qui ne les empêchent pas d’avoir des aspirations et des visions du monde distinctes qui les opposent. L’aspirateur (dont le tuyau s’allonge dans les airs tel un serpent gigantesque, ce qui est visuellement très impressionnant) alterne les phases de confiance en soi et de doute, ce qui le rend bien humain.

Notons, par ailleurs, que la mise en mouvement de ces créatures domestico-fantastiques est irréprochable et que les comédiens et comédiennes qui leur prêtent leur voix leur donnent aussi une âme. La magie opère à un point tel que la manipulation à vue du Cheval-bâton apparaît comme un choix surprenant : certes, il est fascinant de voir les dessous de cette fantasmagorie, mais cet élément de distanciation ne rompt-il pas, justement, cette illusion narrative quasi parfaite ? D’autant plus que même si le jouet équestre était resté derrière le « castelet », l’espace de représentation aurait tout de même été superbement utilisé par les marionnettes qui volent au-dessus du public (procédé dont l’effet est des plus enthousiasmants) et par d’autres qui circulent entre les différentes sections de la salle, dont l’aspirateur relooké par le truchement d’une cravate, de broches à tricoter et d’un collier réaffectés, puis recyclé, pour le plus grand plaisir des spectateurs et spectatrices, en dragon chinois de défilé. Cette renaissance n’est cependant qu’un volet d’une fin nuancée, ouverte même, loin d’un tout-est-bien-qui-finit-bien convenu, sauf peut-être en ce qui concerne l’histoire périphérique – et à la chute presque annoncée en début de spectacle – du chien errant adopté par un facteur. Une finale fort intelligente, riche de tonalités variées, pleine de vérité et d’émotions implexes, à l’instar de cette remarquable production.

Le Grand Bric-à-brac

Scénarisation : Richard Blackburn, René Charbonneau, Élise Lessard-Mercier, Yves Simard et Carl Veilleux. Dialogues et conseils dramaturgiques : Marilyn Perrault. Auteure conseil : Maryse Pelletier. Mise en scène et direction artistique : Richard Blackburn. Musique : Alain Blais. Éclairages : Michel Saint-Amant. Projections : Jacques Beauchemin. Direction du jeu et de la formation marionnettiques et assistance à la mise en scène : Sylvain Gagnon. Manipulation : Mathieu Aumont, Danny Carbonneau, Guillaume Éthier, Élise Lessard-Mercier, Jod Léveillé, Frédéric Nadeau, Myranda Plourde et Carl Veilleux. Voix : Mathieu Aumont, Danny Carbonneau, Carole Chatel, Alain Gendreau, Gilbert Lachance, Camille Loiselle-D’Aragon, Chloé Tremblay, Carl Veillex et Balou. Une production du Théâtre de la Dame de Cœur, présentée au Théâtre de la Dame de Cœur jusqu’au 15 août 2021