Il est réjouissant de voir quatre interprètes livrant leur version du mythe grec de Perséphone. Qu’allaient-ils et qu’allaient-elles représenter de notre époque, qui ne se lasse pas des légendes concernant notre vieille Terre, sa nature et sa civilisation ?
Une scène magnifique inaugure cette pièce d’Alan Lake : Perséphone apparaît nue, entièrement dorée, sous les traits d’une femme enceinte d’environ six mois. Elle danse à l’image de sa fertilité et de sa magnificence, ondulant, opulente, sur une terre qui bientôt s’anime et s’enfle, gonfle et gondole pour enserrer la femme et l’avaler aux yeux de tous et de toutes. La voici captive, livrant sa chair divine, sa jeunesse gourmande et sa vie déliée de beauté solaire à la concupiscence masculine.
L’histoire est séduisante et mise en scène avec adresse. L’époque est bel et bien la nôtre. Comme chez les Grecs et les Grecques de l’Antiquité, le corps des divinités est un fait, d’une évidence immédiate, pétrie d’imaginaire et lestée de matérialité.
Des tableaux s’enchaînent lentement dans cette pièce, accompagnés par la composition soutenue, continue, tantôt douce tantôt forte et martelée, d’Antoine Berthiaume; elle fait penser à des sonorités élaborées par Karlheinz Stockhausen. Une seconde danseuse joue le rôle de Déméter, la mère de Perséphone, qui se démène jusque dans les bas-fonds des enfers pour retrouver sa fille. Elle s’agite, s’élance, se roule au sol figurant les mondes souterrains.
Là, elle fréquente des dieux foudroyants, deux danseurs qui ressemblent à des travailleurs de chantiers, occupés à leurs affaires et livrant leur énergie brute, sans se préoccuper de rien d’autre que leur tâche. Rien n’est ici harmonieux, tout emprunte à la vie ordinaire, stressante, bousculée, irrationnelle, nerveuse, déjantée.
Les corps se dépensent efficacement dans leur gestuelle archaïque, leurs forces vitales livrées sans but, sous la pénétration sonore, sans précaution pour le véritable enfant à naître. Perséphone offre à son tour quelques moments clés de son adaptation à cette humanité inconsciente et aveugle. Quel monde donnera-t-elle à sa progéniture ? On se pose la question instantanément.
De drôles de machines, aux matériaux reconvertis, circulent sur la scène. Ce sont des chariots qui transportent des sacs, des outils, des toiles, étranges constructions de notre civilisation bancale. Au sol, des légumes, des grains, des sacs entiers de céréales seront déversés, sous les bienfaits de la déesse des belles saisons. On les devine, plus qu’on ne les voit, jusqu’au tableau ultime. Depuis ces monticules roulants, on peut imaginer que règne l’ordre du monde, ou plutôt le désordre de nos institutions.
L’histoire
Perséphone, Isis, Proserpine, Koré (on la connaît sous tous ces noms), jeune fille du mythe antique, cette jolie Sicilienne est devenue une déesse souterraine, après avoir été enlevée par son oncle, roi des enfers. Zeus, sommé de rendre la jeune femme à sa mère ou à son époux, répond qu’il hésite sur ce qui est juste : il la restitue six mois par année à l’une, puis à l’autre. Perséphone préside alors au retour du printemps.
Fertile dans les plantations, elle demeure la compagne d’Hadès, roi des morts. Le vieux mythe parle encore. S’il y a une justice, c’est celle de la Terre, qui, par sa féminité, continue de livrer en abondance ce que les êtres humains gaspillent et répandent, que ce soit l’eau, le lait, les produits des jardins et des champs.
Honorée dans plusieurs contrées, présidant aux cérémonies orphiques et aux mystères d’Éleusis, Perséphone a été recréée par divers artistes, peintres, sculpteurs, compositeurs ou compositrices, cinéastes, poètes, romanciers ou romancières et bédéistes. Judy Chicago, dans son Dinner Party, ne l’a pas oubliée. On la retrouve dans les jeux vidéo et dans l’imaginaire collectif entourant la figure de la femme nourricière.
Outre le tableau inaugural, les scènes sont efficaces. Les répétitions des sons et des mouvements ont le ton récitatif et le rythme lent des épopées antiques, quand l’aède énumère les exploits de guerre, ainsi que les généalogies familiales. Alan Lake développe une telle narration gestuelle, qu’il n’est pas indispensable qu’on connaisse d’avance ni le mythe ni les personnages.
L’effritement des parades est la quatrième œuvre du Cycle des parades, comportant performance in situ, film et spectacle sur scène. Le tableau final laisse le goût d’un monde à la beauté dévastée. Nul cynisme ne l’habite, mais une forme de nihilisme, puisque, au retour de Perséphone sur Terre, matérialisé par un grand drap jaune devant lequel la danse autorisée par les dieux et déesses n’a pas de fin, les masques sont posés et les forces, désinhibées. On n’empêche pas les pierres de rouler.
Raconter par des gestes vaut un acte de parole. Ce besoin n’a pas d’âge. Représenter le monde signifie moins que le célébrer à travers des images marquantes, telle celle de Perséphone, chargée d’une brassée de hautes plantes sèches. La glaneuse est un pur souvenir pictural. Le tableau resplendit, sans éteindre le feu des pulsions de destruction qui divisent les humain·es comme le jour et la nuit.
Chorégraphie : Alan Lake. Conception musicale : Antoine Berthiaume. Scénographie : Julie Lévesque et Alan Lake. Lumières : Chantal Labonté. Avec Odile-Amélie Peters, Fabien Piché, David Rancourt et Esther Rousseau-Morin. Une production d’Alan Lake Factori(e), présentée par Danse Danse à la Cinquième Salle de la Place des Arts jusqu’au 23 octobre 2021. Disponible en webdiffusion en direct les 22 et 23 octobre 2021.
Il est réjouissant de voir quatre interprètes livrant leur version du mythe grec de Perséphone. Qu’allaient-ils et qu’allaient-elles représenter de notre époque, qui ne se lasse pas des légendes concernant notre vieille Terre, sa nature et sa civilisation ?
Une scène magnifique inaugure cette pièce d’Alan Lake : Perséphone apparaît nue, entièrement dorée, sous les traits d’une femme enceinte d’environ six mois. Elle danse à l’image de sa fertilité et de sa magnificence, ondulant, opulente, sur une terre qui bientôt s’anime et s’enfle, gonfle et gondole pour enserrer la femme et l’avaler aux yeux de tous et de toutes. La voici captive, livrant sa chair divine, sa jeunesse gourmande et sa vie déliée de beauté solaire à la concupiscence masculine.
L’histoire est séduisante et mise en scène avec adresse. L’époque est bel et bien la nôtre. Comme chez les Grecs et les Grecques de l’Antiquité, le corps des divinités est un fait, d’une évidence immédiate, pétrie d’imaginaire et lestée de matérialité.
Des tableaux s’enchaînent lentement dans cette pièce, accompagnés par la composition soutenue, continue, tantôt douce tantôt forte et martelée, d’Antoine Berthiaume; elle fait penser à des sonorités élaborées par Karlheinz Stockhausen. Une seconde danseuse joue le rôle de Déméter, la mère de Perséphone, qui se démène jusque dans les bas-fonds des enfers pour retrouver sa fille. Elle s’agite, s’élance, se roule au sol figurant les mondes souterrains.
Là, elle fréquente des dieux foudroyants, deux danseurs qui ressemblent à des travailleurs de chantiers, occupés à leurs affaires et livrant leur énergie brute, sans se préoccuper de rien d’autre que leur tâche. Rien n’est ici harmonieux, tout emprunte à la vie ordinaire, stressante, bousculée, irrationnelle, nerveuse, déjantée.
Les corps se dépensent efficacement dans leur gestuelle archaïque, leurs forces vitales livrées sans but, sous la pénétration sonore, sans précaution pour le véritable enfant à naître. Perséphone offre à son tour quelques moments clés de son adaptation à cette humanité inconsciente et aveugle. Quel monde donnera-t-elle à sa progéniture ? On se pose la question instantanément.
De drôles de machines, aux matériaux reconvertis, circulent sur la scène. Ce sont des chariots qui transportent des sacs, des outils, des toiles, étranges constructions de notre civilisation bancale. Au sol, des légumes, des grains, des sacs entiers de céréales seront déversés, sous les bienfaits de la déesse des belles saisons. On les devine, plus qu’on ne les voit, jusqu’au tableau ultime. Depuis ces monticules roulants, on peut imaginer que règne l’ordre du monde, ou plutôt le désordre de nos institutions.
L’histoire
Perséphone, Isis, Proserpine, Koré (on la connaît sous tous ces noms), jeune fille du mythe antique, cette jolie Sicilienne est devenue une déesse souterraine, après avoir été enlevée par son oncle, roi des enfers. Zeus, sommé de rendre la jeune femme à sa mère ou à son époux, répond qu’il hésite sur ce qui est juste : il la restitue six mois par année à l’une, puis à l’autre. Perséphone préside alors au retour du printemps.
Fertile dans les plantations, elle demeure la compagne d’Hadès, roi des morts. Le vieux mythe parle encore. S’il y a une justice, c’est celle de la Terre, qui, par sa féminité, continue de livrer en abondance ce que les êtres humains gaspillent et répandent, que ce soit l’eau, le lait, les produits des jardins et des champs.
Honorée dans plusieurs contrées, présidant aux cérémonies orphiques et aux mystères d’Éleusis, Perséphone a été recréée par divers artistes, peintres, sculpteurs, compositeurs ou compositrices, cinéastes, poètes, romanciers ou romancières et bédéistes. Judy Chicago, dans son Dinner Party, ne l’a pas oubliée. On la retrouve dans les jeux vidéo et dans l’imaginaire collectif entourant la figure de la femme nourricière.
Outre le tableau inaugural, les scènes sont efficaces. Les répétitions des sons et des mouvements ont le ton récitatif et le rythme lent des épopées antiques, quand l’aède énumère les exploits de guerre, ainsi que les généalogies familiales. Alan Lake développe une telle narration gestuelle, qu’il n’est pas indispensable qu’on connaisse d’avance ni le mythe ni les personnages.
L’effritement des parades est la quatrième œuvre du Cycle des parades, comportant performance in situ, film et spectacle sur scène. Le tableau final laisse le goût d’un monde à la beauté dévastée. Nul cynisme ne l’habite, mais une forme de nihilisme, puisque, au retour de Perséphone sur Terre, matérialisé par un grand drap jaune devant lequel la danse autorisée par les dieux et déesses n’a pas de fin, les masques sont posés et les forces, désinhibées. On n’empêche pas les pierres de rouler.
Raconter par des gestes vaut un acte de parole. Ce besoin n’a pas d’âge. Représenter le monde signifie moins que le célébrer à travers des images marquantes, telle celle de Perséphone, chargée d’une brassée de hautes plantes sèches. La glaneuse est un pur souvenir pictural. Le tableau resplendit, sans éteindre le feu des pulsions de destruction qui divisent les humain·es comme le jour et la nuit.
L’Effritement des parades
Chorégraphie : Alan Lake. Conception musicale : Antoine Berthiaume. Scénographie : Julie Lévesque et Alan Lake. Lumières : Chantal Labonté. Avec Odile-Amélie Peters, Fabien Piché, David Rancourt et Esther Rousseau-Morin. Une production d’Alan Lake Factori(e), présentée par Danse Danse à la Cinquième Salle de la Place des Arts jusqu’au 23 octobre 2021. Disponible en webdiffusion en direct les 22 et 23 octobre 2021.