Pour camper la fratrie hétéroclite des Muses orphelines, le théâtre La Bordée et la metteure en scène Amélie Bergeron ont pris le parti de rassembler des comédien·nes aux traits, aux origines et aux accents divers. Au fil du texte si habilement tricoté, dans lequel ce qui est étranger est vivement condamné par une petite communauté chrétienne de la Grande Noirceur, ce choix fait sens autant, sinon plus, que de placer une tragédie grecque à l’ère du capitalisme sauvage.
On accepte pourtant beaucoup plus passivement les transplantations temporelles que les distributions non réalistes dans les classiques du théâtre québécois. La production de La Bordée décale la vision traditionnelle de la famille « de souche », juste assez pour forcer l’attention des spectateurs et des spectatrices et semer un questionnement. Une audace qui fait écho au génie de la pièce de Michel Marc Bouchard, un huis clos réunissant une fratrie profondément marquée par l’absence d’une mère et par la cruauté d’une communauté isolée. Le drame porte son lot de thèmes sombres, mais est raconté avec de nombreux retournements de situation, beaucoup d’humour et un parti pris pour la vie, qui trouve toujours son chemin. L’auteur a le don d’effectuer plusieurs recadrages de la réalité qui nous tiennent en haleine, tout en maniant habilement la langue et en magnifiant le vocabulaire grâce au personnage d’Isabelle et au cahier de mots qu’elle tente de garnir.
Les quatre frère et sœurs sont rassemblé·es à la maison familiale pour la première fois depuis longtemps; c’est qu’Isabelle a rusé pour les faire venir à Saint-Ludger le jour de la veillée pascale. Elle leur annonce une visite de leur mère, qui les a abandonné·es pour suivre son amant en Espagne – un des multiples mensonges qui seront défaits dans la pièce. L’attente réveille toutes les blessures et tous les espoirs : on idéalise toujours ce qui nous manque.
Personnages changeants
La partition exige des interprètes agiles, qui savent jouer des personnages changeants. La première scène entre Nathalie Luz Fortalvo (Catherine, l’aînée et maîtresse d’école) et Inez Sirine Azaiez (Isabelle, la plus jeune, qui a un retard de développement tour à tour crûment ou poétiquement évoqué) sème un peu d’appréhension. Les répliques achoppent un brin. L’entrée flamboyante de Pierre-Olivier Grondin change le ton du tout au tout. Il incarne Luc, écrivain fantasque qui déambule dans les vêtements espagnols de sa mère pour narguer les villageois·es rigides. On le voit, par les yeux d’Isabelle, comme un sauveur venu égayer le quotidien gris et poussiéreux, mais on sera à même, plus tard, de constater sa lâcheté et sa détresse.
Grondin est parfait pour le rôle, allant jusqu’à appuyer un peu trop ses premières répliques pour collecter les rires dans l’assistance. Le jeu solide d’Ariel Charest, savant mélange d’humour pince-sans-rire et de réponses dosées et franches, arrime les forces en présence. Elle interprète avec aplomb et une certaine tendresse Martine, capitaine d’armée lesbienne, exilée en Allemagne, pour qui la famille est synonyme de passé. Quant à Inez Sirine Azaiez, plus son personnage gagne en assurance et révèle ses multiples couches, plus elle montre les nuances dont elle est capable comme comédienne. Elle porte plusieurs retournements de situation – et les plus belles répliques – sur ses épaules. Nathalie Luz Fortalvo a moins de latitude avec Catherine, dont le caractère est plus figé, voire antipathique, à l’exception d’un rare moment de folie salvatrice vers la fin de la pièce.
Le principal défi de la mise en scène est de faire rayonner les personnages et de trouver des manières de laisser les mots jaillir pour qu’ils atteignent leur cible. Un mandat dont Amélie Bergeron s’est acquittée avec intelligence et sobriété, toute dévouée à la direction des acteurs et actrices.
Les modulations du discours sont appuyées en musique par petites touches (un peu d’orgue, quelques chansons portées par les interprètes) et par des éclairages mouvants, texturés. On a, par moment, l’impression de se trouver à l’intérieur d’une boîte d’ombre. Une longue brèche lumineuse traverse l’arrière-fond du décor, une maison affaissée ou ensevelie, dans laquelle on entre comme dans une mine et sur laquelle on marche comme sur des vestiges où le sable s’accumule. Une arène, un théâtre, une agora – belle construction métaphorique, signée Vano Hotton, qui instaure des déplacements dynamiques pendant tout le huis clos.
Texte : Michel Marc Bouchard. Mise en scène : Amélie Bergeron. Scénographie : Vano Hotton. Musique : Pascal Robitaille. Éclairages et vidéo : Keven Dubois. Costumes : Julie Morel. Avec Ariel Charest, Pierre-Olivier Grondin, Nathalie Luz Fortalvo et Inez Sirine Azaiez. Une production de La Bordée présentée à La Bordée jusqu’au 19 mars 2022.
Pour camper la fratrie hétéroclite des Muses orphelines, le théâtre La Bordée et la metteure en scène Amélie Bergeron ont pris le parti de rassembler des comédien·nes aux traits, aux origines et aux accents divers. Au fil du texte si habilement tricoté, dans lequel ce qui est étranger est vivement condamné par une petite communauté chrétienne de la Grande Noirceur, ce choix fait sens autant, sinon plus, que de placer une tragédie grecque à l’ère du capitalisme sauvage.
On accepte pourtant beaucoup plus passivement les transplantations temporelles que les distributions non réalistes dans les classiques du théâtre québécois. La production de La Bordée décale la vision traditionnelle de la famille « de souche », juste assez pour forcer l’attention des spectateurs et des spectatrices et semer un questionnement. Une audace qui fait écho au génie de la pièce de Michel Marc Bouchard, un huis clos réunissant une fratrie profondément marquée par l’absence d’une mère et par la cruauté d’une communauté isolée. Le drame porte son lot de thèmes sombres, mais est raconté avec de nombreux retournements de situation, beaucoup d’humour et un parti pris pour la vie, qui trouve toujours son chemin. L’auteur a le don d’effectuer plusieurs recadrages de la réalité qui nous tiennent en haleine, tout en maniant habilement la langue et en magnifiant le vocabulaire grâce au personnage d’Isabelle et au cahier de mots qu’elle tente de garnir.
Les quatre frère et sœurs sont rassemblé·es à la maison familiale pour la première fois depuis longtemps; c’est qu’Isabelle a rusé pour les faire venir à Saint-Ludger le jour de la veillée pascale. Elle leur annonce une visite de leur mère, qui les a abandonné·es pour suivre son amant en Espagne – un des multiples mensonges qui seront défaits dans la pièce. L’attente réveille toutes les blessures et tous les espoirs : on idéalise toujours ce qui nous manque.
Personnages changeants
La partition exige des interprètes agiles, qui savent jouer des personnages changeants. La première scène entre Nathalie Luz Fortalvo (Catherine, l’aînée et maîtresse d’école) et Inez Sirine Azaiez (Isabelle, la plus jeune, qui a un retard de développement tour à tour crûment ou poétiquement évoqué) sème un peu d’appréhension. Les répliques achoppent un brin. L’entrée flamboyante de Pierre-Olivier Grondin change le ton du tout au tout. Il incarne Luc, écrivain fantasque qui déambule dans les vêtements espagnols de sa mère pour narguer les villageois·es rigides. On le voit, par les yeux d’Isabelle, comme un sauveur venu égayer le quotidien gris et poussiéreux, mais on sera à même, plus tard, de constater sa lâcheté et sa détresse.
Grondin est parfait pour le rôle, allant jusqu’à appuyer un peu trop ses premières répliques pour collecter les rires dans l’assistance. Le jeu solide d’Ariel Charest, savant mélange d’humour pince-sans-rire et de réponses dosées et franches, arrime les forces en présence. Elle interprète avec aplomb et une certaine tendresse Martine, capitaine d’armée lesbienne, exilée en Allemagne, pour qui la famille est synonyme de passé. Quant à Inez Sirine Azaiez, plus son personnage gagne en assurance et révèle ses multiples couches, plus elle montre les nuances dont elle est capable comme comédienne. Elle porte plusieurs retournements de situation – et les plus belles répliques – sur ses épaules. Nathalie Luz Fortalvo a moins de latitude avec Catherine, dont le caractère est plus figé, voire antipathique, à l’exception d’un rare moment de folie salvatrice vers la fin de la pièce.
Le principal défi de la mise en scène est de faire rayonner les personnages et de trouver des manières de laisser les mots jaillir pour qu’ils atteignent leur cible. Un mandat dont Amélie Bergeron s’est acquittée avec intelligence et sobriété, toute dévouée à la direction des acteurs et actrices.
Les modulations du discours sont appuyées en musique par petites touches (un peu d’orgue, quelques chansons portées par les interprètes) et par des éclairages mouvants, texturés. On a, par moment, l’impression de se trouver à l’intérieur d’une boîte d’ombre. Une longue brèche lumineuse traverse l’arrière-fond du décor, une maison affaissée ou ensevelie, dans laquelle on entre comme dans une mine et sur laquelle on marche comme sur des vestiges où le sable s’accumule. Une arène, un théâtre, une agora – belle construction métaphorique, signée Vano Hotton, qui instaure des déplacements dynamiques pendant tout le huis clos.
Les Muses orphelines
Texte : Michel Marc Bouchard. Mise en scène : Amélie Bergeron. Scénographie : Vano Hotton. Musique : Pascal Robitaille. Éclairages et vidéo : Keven Dubois. Costumes : Julie Morel. Avec Ariel Charest, Pierre-Olivier Grondin, Nathalie Luz Fortalvo et Inez Sirine Azaiez. Une production de La Bordée présentée à La Bordée jusqu’au 19 mars 2022.