Critiques

Carrefour International de théâtre : Les raisons de la chute

Jaha Koo développe depuisMarie Clauzade

L’artiste coréen Jaha Koo développe depuis 2014 la Trilogie Hamartia, relecture cinglante et poétique de l’histoire de son pays, une réflexion permise par l’éloignement, lui qui s’est installé en Europe en 2012. Il emprunte à la tragédie grecque ce terme d’hamartia, qui signifie pour lui le « défaut de caractère du protagoniste d’une tragédie qui va le conduire à la chute ». Et c’est bien aux causes des crises financières, politiques et sociales que s’intéresse Koo (pointant des responsabilités coloniales, notamment), tout en prenant conscience de l’universalité de son propos.

Pour ce faire, Koo adopte une forme apparemment minimaliste, déjà vue, de la conférence accompagnée de projections et de commentaires décalés, mais ici, cela va plus loin à la fois par le ton employé (nous assenant des propos crus ou des images violentes, accompagnés de blagues livrées dans le plus grand calme), mais surtout par  le croisement qu’il opère, lui qui réalise vidéos, échantillonnages sonores, qui compose de la musique, des œuvres multimédias et qui se met en scène lui-même en intégrant magnifiquement tous ces médiums pour créer le propos de sa trilogie. 

Jaha Koo développe depuisMarie Clauzade

Lolling and Rolling : Ou comment rêver en anglais 

Deux écrans suspendus en fond de scène, des tables tournantes et c’est tout : le plateau est nu. Des publicités coréennes vieillottes défilent, remplacées par des extraits de discours de responsables d’États ou d’organisations internationales s’exprimant en anglais avec des accents différents. Sous le prétexte d’évoquer la manière dont les Coréen·nes ont du mal à prononcer les R (« j’aimais écouter la Ladio », dit Koo), ce premier opus de la trilogie dresse le panorama historique sur lequel s’est créée la Corée du Sud contemporaine, et l’on y découvre une double acculturation liée à deux colonisations successives : japonaise puis américaine. Puisant dans des exemples historiques comme dans les souvenirs familiaux (sa grand-mère devant s’exprimer en japonais à l’école, sous peine de punition), Koo nous plonge dans des images et des sons d’archives. Et les injonctions à parler japonais ou américain (« let’s speak american english ») vont se mêler à des images de grèves, de manifestations, d’exécutions, d’explosions sur fond d’extraits de clips de K-pop. 

Koo mélange les genres, debout derrière ses platines. Il explique d’ailleurs que l’utilisation des tables tournantes lui a été suggérée par son professeur d’anglais à Amsterdam, afin de mieux répéter des séquences courtes et améliorer son accent. Jack, un vétéran de la guerre de Corée, a enregistré ses dernières leçons, que Koo nous fait entendre. Jack, qui n’est jamais revenu à Séoul, partage un poème coréen dont la traduction anglaise l’avait touchée. Koo va ensuite venir le dire dans sa langue maternelle, au centre du plateau. En arrière de lui, l’image d’archive côtoie l’image contemporaine, et l’on réalise que le vert des champs est remplacé par le blanc des constructions, saturation de béton contre océan de verdure. 

Lolling et Rolling

Concept, texte, mise en scène, musique, vidéo et performance : Jaha Koo. Dramaturgie : Dries Douibi. Scénographie : Eunkyung Jeong. Conseils artistiques : Pol Heyvaert. Technique : Korneel Coessens, Jan Berkmans et Bart Huybrechts. Une production de CAMPO, en coproduction avec le Kunstfestivaldesarts, présentée  à la salle Multi de la coopérative Méduse à l’occasion du Carrefour international de théâtre jusqu’au 11 juin. 

Jaha Koo développe depuisRadovan Dranga

Cuckoo : La solitude des grains de riz

Deuxième opus de la trilogie, Cuckoo – du nom de la marque coréenne de cuiseur à riz –montre un artiste qui assume encore plus sa forme (adresse directe, montages multiples, humour, dénonciation, images fortes, poésie) tout en partageant le plateau avec des protagonistes incongrus et inattendus : trois cuiseurs à riz, dont deux de modèles perfectionnés, qui parlent, se disputent et philosophent (Duri et Seri vont se moquer de Hana, qui ne sait que cuire du riz !). 

Jaha Koo développe depuisRadovan Dranga

Un grand écran en fond de scène, une table en milieu de plateau portant les trois cuckoo et Koo en arrière. Alors que des représentations de la Bourse de Séoul ou d’usines défilent, il évoque l’endettement des entreprises coréennes en 1997. Une aide du FMI de 55 milliards de dollars est négociée, qui entraîne une situation intenable pour le pays. D’où le sous-titre du spectacle « une société sous pression », projeté pendant que de la musique techno monte, accompagnée d’infrabasses puissantes. Tandis que les années passent sur l’écran, on y voit des images de la population manifestant et de répressions violentes. La séquence se termine sur un suicide : un homme saute d’un pont. 

Dans une alternance maîtrisée de chocs, de poésie et d’humour, Koo évoque les répercussions de cette période sur la société coréenne à travers la métaphore saisissante du riz cuit sous pression, qu’il va ensuite tasser dans des moules. Koo construira des tours avec ces blocs de riz, puis une ultime figurine humaine qui finira par chuter.

Cuckoo

Concept, texte, mise en scène, musique, vidéo et performance : Jaha Koo. Conseils dramaturgiques : Dries Douibi. Scénographie et opération média : Eunkyung Jeong. Conseils artistiques : Pol Heyvaert. Programmation des Cuckoo : Idella Craddock. Avec Hana, Duri, Seri et Jaha Koo. Une production de Kunstenwerkplaats Pianofabriek et de CAMPO, en coproduction avec Bâtard Festival, présentée à la salle Multi de la coopérative Méduse à l’occasion du Carrefour international de théâtre jusqu’au 11 juin.