Le roman de Virginie Despentes, dont le premier tome a paru en 2015 et le troisième, en 2017, a généré un tel engouement auprès du public que le récit a subi de nombreuses déclinaisons : roman graphique dessiné par Luz (Charlie Hebdo), série télévisée avec Romain Duris et, maintenant, deux adaptations pour le théâtre en quasi simultané, celle de Thomas Ostermeier en France et celle d’Angela Konrad au Québec. Chez nous, la metteuse en scène a pris le projet à bras-le-corps. Si elle ne propose en ce moment que la première partie du roman, la trilogie complète devrait être présentée à l’hiver 2024. Forte de sa récente nomination à la direction générale et artistique de l’Usine C, où l’on peut voir la pièce ces jours-ci, il ne fait aucun doute que Konrad saura mener à terme avec succès cette grande fresque littéraire, sorte de Misérables du 21e siècle.
Ce premier volume, en tout cas, est une réussite magistrale. Un spectacle qui satisfera entièrement toute personne désirant assister au déploiement d’une histoire à la fois originale, complexe et proche de notre quotidien, racontée dans la langue pleine de tonnerre et d’éclairs de Despentes qui signe, avec cette épopée turbulente du réel, son chef-d’œuvre.
Qui est donc Vernon Subutex, cet homme au charme irrésistible, grand amateur de musique punk rock et antihéros de cette aventure ? Il a travaillé durant des décennies dans un magasin de disques nommé Revolver, avant que l’industrie musicale tout entière ne pique du nez avec l’avènement des plateformes de streaming. Lorsque la boutique ferme inévitablement ses portes, Vernon survit grâce à l’aide sociale, à la vente d’éditions spéciales de disques récupérés avant la fermeture et à un ami, chanteur rock de renommée mondiale, Alex Bleach.
La pièce débute au moment où Vernon (David Boutin) apprend la mort de Bleach, retrouvé mort dans sa baignoire où il s’est apparemment suicidé, et que, l’argent venant à manquer, il se voit obligé d’abandonner son appartement. Que fera-t-il pour survivre ? Que contiennent ces quelques cassettes que la vedette rock a enregistrées et qu’elle lui a demandé de conserver précieusement ? Et qui en voudra ? Nous suivons notre disquaire charismatique, et néanmoins vieillissant, le long d’un chemin de croix représentant une cahoteuse, chaotique et inéluctable descente aux enfers, alors que, tout autour de lui, sourdent des débuts d’enquêtes et des complots qui font douter des véritables motivations des personnages secondaires.
À travers leurs interactions, et l’errance de Vernon Subutex aux quatre coins de la ville, dans les quartiers bourgeois comme dans les quartiers populaires, c’est une vision de la société française dans tous ses défauts, à l’avenir bouché par l’appât du gain et la désunion, que nous présente Despentes. Paris peut y être comparée à une marmite-pression à la soupape sifflante, où l’on voit les comportements se radicaliser dans tous les sens (qu’il s’agisse de néo-libéralisme outrancier ou d’intégrisme religieux). La nostalgie de la fébrilité des années 1980 exprimée par les personnages cache leurs blessures vives, abîmés qu’ils sont autant par leurs propres choix que par le milieu dans lequel ils évoluent. Tout ce foisonnement, établi dans le roman, se retrouve dans la mise en scène de Konrad, qui prend le parti de la complexité, refusant de couper les scènes loufoques, drôles, quasi clownesques par moments, que l’on rencontre également au fil de la lecture, et ne portant pas de jugement sur ces êtres qu’on aimerait bien parfois détester.
Des performances fidèles et enivrantes
Parlons-en de ces personnages. La pièce de trois heures (avec entracte) nous les présente tous, les uns après les autres, au gré des déambulations de Vernon dans la Ville Lumière, d’un lit à un autre, mais aussi d’un épisode de son passé à un autre. Grâce à Facebook, il a en effet gardé contact avec tout le monde avec qui il traînait dans les années 1980 : musicien·nes, groupies, ancien·nes client·es du Revolver (et leurs enfants devenu·es grand·es), et autres personnages rencontrés en cours de route. La distribution est d’une qualité impressionnante, Konrad ayant su exploiter avec adresse les forces de chacun·e des interprètes qui jouent parfois plusieurs rôles.
Soulignons particulièrement les performances d’Anne-Marie Cadieux, stupéfiante dans la peau de Sylvie, ex-maîtresse névrotique à souhait de Bleach, et de Dominique Quesnel, surprenante autant en sans-abri au grand cœur que dans son rôle de La Hyène, personnage à la fois sympathique et inquiétant, troll numérique au service des riches et des puissant·es désirant détruire la réputation de leurs ennemi·es.
Du côté des acteurs, Paul Ahmarani joue Xavier, scénariste raté, aux tendances sarkozystes, avec une fidélité au roman déconcertante, alors que Philippe Cousineau utilise toutes les cordes de son arc tant dans le rôle de Laurent, le menaçant producteur de cinéma au pouvoir tentaculaire, que dans celui de Patrice, homme déchu dont la spécialité est la violence, notamment auprès des femmes, et l’autodestruction. Nous pourrions tous et toutes les nommer, tant ils et elles incarnent leurs personnages avec maestria. Et si nous nous sommes réellement inquiété du jeu de David Boutin au tout début de la pièce (son accent franco-québécois hésitant à se fixer), il gagne très vite en aplomb et présente un Vernon tel qu’on se l’imagine si l’on a lu le livre. C’est d’ailleurs un aspect que l’on retient de cette mise en scène : une cohésion parfaite entre l’ambiance – délétère et fébrile – du roman et celle créée par Konrad.
Le dispositif scénique est un autre choix heureux, mais aussi très efficace : au centre des planches trône l’objet premier de la quête de Subutex : un grand lit. Le décor change, quant à lui, au gré des pérégrinations du protagoniste, représentant sur un écran, qui occupe tout le mur de fond de scène, chaque appartement où il s’installe momentanément et chaque lieu visité. Et que dire de la bande sonore, dont les amateurs et amatrices de rock se repaîtront avec délectation ! (Les chansons sont d’ailleurs identifiées dans le programme.)
À la fin du spectacle, l’avilissement de Vernon est (presque) total, et tous les fils des péripéties sont tendus. Ne reste plus qu’à attendre, trop longtemps, le prochain épisode qui nous montrera où tout ce déferlement nous mènera.
Texte : Virginie Despentes. Mise en scène : Angela Konrad. Assistance à la mise en scène et dramaturgie : William Durbau. Décor et accessoires : Louis-Charles Lusignan. Costumes : Marie-Audrey Jacques. Éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Conception vidéo : Alexandre Desjardins. Conception sonore : Simon Gauthier. Régie : Claudie Gagnon. Direction technique : Jenny Huot. Direction de production : Maude St-Pierre et Rachel Locas. Avec Paul Ahmarani, David Boutin, Anne-Marie Cadieux, Violette Chauveau, Samuël Côté, Philippe Cousineau, Blanche-Alice Plante, Dominique Quesnel et Mounia Zahzam. Une production de La Fabrik, en collaboration avec l’Usine C, présentée à l’Usine C jusqu’au 22 juin 2022.
Le roman de Virginie Despentes, dont le premier tome a paru en 2015 et le troisième, en 2017, a généré un tel engouement auprès du public que le récit a subi de nombreuses déclinaisons : roman graphique dessiné par Luz (Charlie Hebdo), série télévisée avec Romain Duris et, maintenant, deux adaptations pour le théâtre en quasi simultané, celle de Thomas Ostermeier en France et celle d’Angela Konrad au Québec. Chez nous, la metteuse en scène a pris le projet à bras-le-corps. Si elle ne propose en ce moment que la première partie du roman, la trilogie complète devrait être présentée à l’hiver 2024. Forte de sa récente nomination à la direction générale et artistique de l’Usine C, où l’on peut voir la pièce ces jours-ci, il ne fait aucun doute que Konrad saura mener à terme avec succès cette grande fresque littéraire, sorte de Misérables du 21e siècle.
Ce premier volume, en tout cas, est une réussite magistrale. Un spectacle qui satisfera entièrement toute personne désirant assister au déploiement d’une histoire à la fois originale, complexe et proche de notre quotidien, racontée dans la langue pleine de tonnerre et d’éclairs de Despentes qui signe, avec cette épopée turbulente du réel, son chef-d’œuvre.
Qui est donc Vernon Subutex, cet homme au charme irrésistible, grand amateur de musique punk rock et antihéros de cette aventure ? Il a travaillé durant des décennies dans un magasin de disques nommé Revolver, avant que l’industrie musicale tout entière ne pique du nez avec l’avènement des plateformes de streaming. Lorsque la boutique ferme inévitablement ses portes, Vernon survit grâce à l’aide sociale, à la vente d’éditions spéciales de disques récupérés avant la fermeture et à un ami, chanteur rock de renommée mondiale, Alex Bleach.
La pièce débute au moment où Vernon (David Boutin) apprend la mort de Bleach, retrouvé mort dans sa baignoire où il s’est apparemment suicidé, et que, l’argent venant à manquer, il se voit obligé d’abandonner son appartement. Que fera-t-il pour survivre ? Que contiennent ces quelques cassettes que la vedette rock a enregistrées et qu’elle lui a demandé de conserver précieusement ? Et qui en voudra ? Nous suivons notre disquaire charismatique, et néanmoins vieillissant, le long d’un chemin de croix représentant une cahoteuse, chaotique et inéluctable descente aux enfers, alors que, tout autour de lui, sourdent des débuts d’enquêtes et des complots qui font douter des véritables motivations des personnages secondaires.
À travers leurs interactions, et l’errance de Vernon Subutex aux quatre coins de la ville, dans les quartiers bourgeois comme dans les quartiers populaires, c’est une vision de la société française dans tous ses défauts, à l’avenir bouché par l’appât du gain et la désunion, que nous présente Despentes. Paris peut y être comparée à une marmite-pression à la soupape sifflante, où l’on voit les comportements se radicaliser dans tous les sens (qu’il s’agisse de néo-libéralisme outrancier ou d’intégrisme religieux). La nostalgie de la fébrilité des années 1980 exprimée par les personnages cache leurs blessures vives, abîmés qu’ils sont autant par leurs propres choix que par le milieu dans lequel ils évoluent. Tout ce foisonnement, établi dans le roman, se retrouve dans la mise en scène de Konrad, qui prend le parti de la complexité, refusant de couper les scènes loufoques, drôles, quasi clownesques par moments, que l’on rencontre également au fil de la lecture, et ne portant pas de jugement sur ces êtres qu’on aimerait bien parfois détester.
Des performances fidèles et enivrantes
Parlons-en de ces personnages. La pièce de trois heures (avec entracte) nous les présente tous, les uns après les autres, au gré des déambulations de Vernon dans la Ville Lumière, d’un lit à un autre, mais aussi d’un épisode de son passé à un autre. Grâce à Facebook, il a en effet gardé contact avec tout le monde avec qui il traînait dans les années 1980 : musicien·nes, groupies, ancien·nes client·es du Revolver (et leurs enfants devenu·es grand·es), et autres personnages rencontrés en cours de route. La distribution est d’une qualité impressionnante, Konrad ayant su exploiter avec adresse les forces de chacun·e des interprètes qui jouent parfois plusieurs rôles.
Soulignons particulièrement les performances d’Anne-Marie Cadieux, stupéfiante dans la peau de Sylvie, ex-maîtresse névrotique à souhait de Bleach, et de Dominique Quesnel, surprenante autant en sans-abri au grand cœur que dans son rôle de La Hyène, personnage à la fois sympathique et inquiétant, troll numérique au service des riches et des puissant·es désirant détruire la réputation de leurs ennemi·es.
Du côté des acteurs, Paul Ahmarani joue Xavier, scénariste raté, aux tendances sarkozystes, avec une fidélité au roman déconcertante, alors que Philippe Cousineau utilise toutes les cordes de son arc tant dans le rôle de Laurent, le menaçant producteur de cinéma au pouvoir tentaculaire, que dans celui de Patrice, homme déchu dont la spécialité est la violence, notamment auprès des femmes, et l’autodestruction. Nous pourrions tous et toutes les nommer, tant ils et elles incarnent leurs personnages avec maestria. Et si nous nous sommes réellement inquiété du jeu de David Boutin au tout début de la pièce (son accent franco-québécois hésitant à se fixer), il gagne très vite en aplomb et présente un Vernon tel qu’on se l’imagine si l’on a lu le livre. C’est d’ailleurs un aspect que l’on retient de cette mise en scène : une cohésion parfaite entre l’ambiance – délétère et fébrile – du roman et celle créée par Konrad.
Le dispositif scénique est un autre choix heureux, mais aussi très efficace : au centre des planches trône l’objet premier de la quête de Subutex : un grand lit. Le décor change, quant à lui, au gré des pérégrinations du protagoniste, représentant sur un écran, qui occupe tout le mur de fond de scène, chaque appartement où il s’installe momentanément et chaque lieu visité. Et que dire de la bande sonore, dont les amateurs et amatrices de rock se repaîtront avec délectation ! (Les chansons sont d’ailleurs identifiées dans le programme.)
À la fin du spectacle, l’avilissement de Vernon est (presque) total, et tous les fils des péripéties sont tendus. Ne reste plus qu’à attendre, trop longtemps, le prochain épisode qui nous montrera où tout ce déferlement nous mènera.
Vernon Subutex 1
Texte : Virginie Despentes. Mise en scène : Angela Konrad. Assistance à la mise en scène et dramaturgie : William Durbau. Décor et accessoires : Louis-Charles Lusignan. Costumes : Marie-Audrey Jacques. Éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Conception vidéo : Alexandre Desjardins. Conception sonore : Simon Gauthier. Régie : Claudie Gagnon. Direction technique : Jenny Huot. Direction de production : Maude St-Pierre et Rachel Locas. Avec Paul Ahmarani, David Boutin, Anne-Marie Cadieux, Violette Chauveau, Samuël Côté, Philippe Cousineau, Blanche-Alice Plante, Dominique Quesnel et Mounia Zahzam. Une production de La Fabrik, en collaboration avec l’Usine C, présentée à l’Usine C jusqu’au 22 juin 2022.