Critiques

Grosse-Île, 1847 (dans les mots de ceux qui l’ont vécu) : Le chant retentissant des archives

Grosse-Île© Nicola-Frank Vachon

En puisant dans les archives de l’an 1847 sur l’épidémie de typhus qui a causé des milliers de morts à Grosse-Île, Émile Proulx-Cloutier a redonné une voix aux victimes et aux témoins de ce drame, beaucoup plus complexe que ce que laissent entendre les livres d’histoire. Il a su en faire un objet théâtral poignant, enveloppé de textures vidéo, de chants et de sons qui placent les archives en porte-voix, leur donnant une portée retentissante. 

Presque tous les écoliers et toutes les écolières de la région de Québec ont déjà visité Grosse-Île. Par une journée de printemps ensoleillée, l’hôpital, la petite église, la maison du docteur et le cimetière apparaissent paisibles et l’île, bucolique. On y apprend que beaucoup d’Irlandais·es y sont mort·es, emporté·es par une épidémie après avoir fui une famine. Tout cela semble lointain, enveloppé et poli par la brume. La pièce Grosse-Île, 1847 nous fait réaliser qu’il s’agissait en fait de tourisme de catastrophe.

Après que des comédien·nes aient placé des micros, baissés vers la scène, et produit quelques sons (un cœur qui bat, de l’eau qui coule, des roches qui s’entrechoquent), Hugues Frenette s’adresse à l’assistance pour demander s’il y a un médecin dans la salle. Une infirmière, peut-être ? Une personne préposée aux bénéficiaires ? Émile Proulx-Cloutier et ses collaborateurs et collaboratrices ont beaucoup pensé à eux et à elles en créant le spectacle.

Car depuis presque trois ans, les malades et les mort·es s’accumulent en chiffres vertigineux. On analyse la gestion de la pandémie par les autorités. On cherche la cause de la maladie, les moyens d’en freiner la propagation. On s’insurge et on accuse sur la place publique pendant que ceux et celles qui soignent s’effondrent et que la dignité pâtit. L’humanité répète constamment les mêmes erreurs, l’histoire se mord la queue et une des fonctions du théâtre est de nous le remettre sous le nez. Le fait que le texte soit entièrement composé d’archives accentue l’ironie. Difficile de ne pas réagir en entendant que les trois moyens identifiés par les médecins il y a 175 ans étaient « l’isolement, la propreté et la ventilation »…

Hormis deux brèves adresses au public, tout le texte de la pièce est constitué d’extraits de lettres, d’articles de journaux, de publicités d’époques et de documents officiels dont la prose a été resserrée pour plus de clarté et qui ont parfois été traduits de l’anglais. Mais le collage coule si bien, sonne si juste, qu’on est tenté·es d’en douter.

Dans les comptes-rendus du docteur Douglas (Hugues Frenette), les lettres d’une jeune garde-malade (Sarah Villeneuve-Desjardins), le journal d’un migrant (Élie St-Cyr) ou encore les écrits des éditorialistes et le discours des autorités (surtout portés par Véronika Makdissi-Warren et Érika Gagnon), on trouve autant de poésie que de mordant. Les tons sur lesquels est livré le texte ne sont toutefois pas toujours bien calibrés, et le passage de l’un à l’autre crée des dissonances. Le côté comique de certaines annonces ou de personnages secondaires est parfois appuyé avec insistance, alors qu’un silence ou un regard aurait suffi à souligner un détail cocasse ou décalé. Sonné·es par le volume trop élevé, on perd le sens de certaines répliques rageuses, projetées avec force (et dans des micros) par les interprètes.

© Nicola-Frank Vachon

Enveloppée de sons et d’images

La mise en scène d’Émile Proulx-Cloutier ne se contente pas de laisser résonner les mots sur une scène dénudée. Les comédien·nes ouvrent des fosses pleines de terre, d’eau, d’outils à même le plancher de la scène. Une immense voile blanche se hisse pour un segment qui raconte une traversée houleuse. Des images de journaux et des textures mouvantes, aqueuses, comme des tableaux abstraits, sont projetées sur un cyclo au fond de l’espace de jeu et sur un rideau-écran à l’avant-scène.

Un soin particulier est apporté à l’environnement sonore et à la musique, conçus par Sarah Villeneuve-Desjardins et Josué Beaucage. Les tintements, les frottements et la manipulation de diverses matières font apparaître la houle, la débâcle du fleuve, les travaux de construction et les enterrements dans l’imaginaire du public. La représentation est traversée de chants, de murmures, de voix qui s’élèvent ensemble et créent des points d’orgue vibrants et des atmosphères émouvantes.

Somme toute, Émile Proulx-Cloutier nous présente cette page d’histoire de manière incarnée, en sollicitant nos sens et notre intelligence. On en retient autant les récits personnels, touchants, que le contexte politique troublant et l’intolérance qui ont coûté des milliers de vies. Sans pointer de coupables, il poursuit la noble mission de nous rendre plus éveillé·es et plus vigilant·es. 

Grosse-Île, 1847 (dans les mots de ceux qui l’ont vécu)

Texte et mise en scène : Émile Proulx-Cloutier, assisté de Christian Garon. Décor : Amélie Trépanier. Costumes : Géraldine Rondeau. Musique : Sarah Villeneuve-Desjardins et Josué Beaucage. Éclairages : Laurent Routhier. Projections : Lionel Arnould. Archives : Maude Charest. Avec Vincent Champoux, Nicolas Drolet, Hugues Frenette, Érika Gagnon, Marie-Hélène Gendreau, Véronika Makdissi-Warren, Élie St-Cyr et Sarah Villeneuve-Desjardins. Une production du Théâtre La Bordée, présentée à La Bordée jusqu’au 19 novembre 2022.