Critiques

Albane : Une catharsis en tragédie stroboscopique

© David Mendoza Hélaine

Comment se guérit-on d’un meurtre inscrit dans les fondements de son histoire familiale ? La question remonte à des milliers d’années, enracinée dans la mythologie grecque et dans l’Ancien Testament, depuis Caïn et Abel. Avec Albane, Odile Gagné-Roy formule sa réponse personnelle à cette question universelle.

Une réponse échevelée, qui égratigne les sens, qui prend la forme d’un objet théâtral à la facture réfléchie et très dense. On pense au théâtre de Sarah Kane, aux premières pièces du Théâtre Péril, avec un parti pris pour le grinçant et le grotesque comme on l’a parfois vu chez Denis Marleau, et une certaine douceur, malgré tout. On voit déjà comment la créatrice, qui a participé à Titre(s) de travail du Théâtre Carte Blanche le printemps dernier, commence à tracer sa propre voie.

Depuis le laboratoire présenté aux Chantiers du Carrefour international de théâtre en 2021, Albane s’est resserré et clarifié. Le travail sur la proposition dévoilée à ce moment a visiblement porté fruit. Le prologue, livré par l’autrice et metteure en scène, met la table : la pièce découle du constat troublant qu’elle arrive à se mettre à la place du meurtrier de son grand frère, tué lorsqu’elle avait 3 ans. Dans sa création, elle incarne la descendante d’une lignée marquée par un fratricide, l’inceste, un matricide, puis un suicide : une adolescente sans père, qui, le jour de son 16e anniversaire, décroche sa mère pendue et est visitée par les esprits de ses aïeux et aïeules.

Le texte mixe les tons dans des phrases courtes, percutantes, aux mots choisis, qui sonnent tantôt comme des oracles et tantôt comme des dialogues quotidiens, adolescents, qui auraient trouvé leur place dans un théâtre plus réaliste. Ce collage d’univers crée des moments décalés : un règlement de compte à cœur ouvert au dépanneur, une révélation-choc sur fond de radio commerciale chez la dentiste.

© David Mendoza Hélaine

Ce décalage s’incarne aussi – mais de manière un peu moins réussie – dans la taille démesurée des accessoires (un test de grossesse, un gâteau de fête, un cure-oreille). Ce choix détonne dans un environnement scénique se situant entre le rave, le nô et la tragédie contemporaine. Devant un mur de lignes verticales lumineuses qui grésillent, les personnages arborent des maquillages et des vêtements déconstruits, noirs et blancs avec des touches de couleurs néon. Ils et elles se parent parfois de masques en carton blanc, qui leur donne un visage gonflé, évoquant des sculptures de Giacometti. Un prisme de plexiglas, au centre de l’espace scénique, renferme des mains et un visage moulé, ainsi qu’une surface de projection, un panneau publicitaire pixelisé, où sont annoncés les meurtres et les morts.

La cohésion est assurée par les mouvements des corps et le travail des voix. Les interprètes s’arriment souvent en un chœur envoûtant, qui décuple les gestes des protagonistes tel un magma d’ombres monstrueuses, ou leurs émotions en les exagérant par des mimiques grotesques. Grâce à des micros, les voix prennent des accents mécaniques, s’amplifient et se tordent sur une trame sonore aux ondes louvoyantes et aux basses fréquences qui nous prennent au ventre. Le jeu, tentaculaire, délicieusement déstabilisant et étrange, est ponctué de gestes proches du langage codifié de We are shining forever à la recherche de l’entrée du royaume des morts, mis en scène cet automne par Christian Lapointe. Chaque effet a été soigneusement réfléchi et mis en œuvre.

L’ensemble a la beauté et le défaut qu’on voit parfois dans les premières œuvres : on a tant travaillé la forme qu’on a voulu tout y mettre et qu’on atteint, peu à peu, un effet de saturation. La pupille brûle, le tympan se bloque, les nœuds de l’intrigue nous restent en travers de la gorge. On se doute bien que c’est voulu, ce qui ne signifie pas pour autant que ce soit ce qui sert le mieux la pièce. On aurait bien besoin d’une bouffée d’air. Elle survient en fin de course, par un rituel d’acceptation, d’apaisement, de rédemption, qui ouvre un futur neuf droit devant.

© David Mendoza Hélaine

Albane

Texte et mise en scène : Odile Gagné-Roy, assistée de David Boily. Dramaturgie : Marie-Ève Lussier-Gariépy. Conception des décors, des costumes, du son et des éclairages : Emile Beauchemin, David Boily, Lorena B. Mugica, Marilou Bois, Cloé Lapointe, François Leclerc, Odile Gagné-Roy, Béatrice Lecomte-Rousseau, Annie-Isabelle Paquet et William Savoie. Avec Noémie F. Savoie, Odile Gagné-Roy, Myriam Lenfesty, Marie-Ève Lussier-Gariépy, Vincent Paquette, Thomas Royer, Dayne Simard. Une production de La bouche _ La machine, présentée au théâtre Premier Acte jusqu’au 4 février 2023.