© Julie Artacho

Devant l’étendue du sujet que ce dossier souhaitait explorer, force fut de constater que nous ne pourrions pas rendre compte de toutes les avenues et réalités empruntées par la pratique du théâtre et de la danse en amateur. Cependant, comme autant de tesselles, chaque article apporte une couleur à cette mosaïque qui pourra — souhaitons-le — se compléter au fil du temps.

Le détournement du titre d’un essai, Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, pour intituler notre dossier, que j’ai eu le plaisir de codiriger avec Raymond Bertin, s’est imposé une fois que tous les articles furent en notre possession. Bien sûr, c’est un hommage à ce grand amateur de théâtre qui, étudiant, a initié avec quelques camarades de la Sorbonne le Groupe de théâtre antique, pour lequel il fut Darius dans Les Perses présentées dans la cour de l’université. Pendant les décennies 1940 et 1950, cet essayiste prolifique a écrit plus de 90 articles sur le théâtre. Et ce mot, « fragments », nous convenait puisque les neuf textes du dossier ne peuvent rendre compte de la diversité et du dynamisme des scènes amateurs, ne serait-ce qu’au Québec, dans leur totalité.

Le dossier s’ouvre sur deux textes qui abordent le sujet selon un angle plus théorique que descriptif. Marc Thédrel, professeur de philosophie retraité, examine ce loisir studieux que constitue la pratique du théâtre en amateur à la lumière de l’otium romain et de la skholè grecque, ce temps consacré ni aux affaires ni au seul divertissement. Une activité de temps libres qui occupe passionnément ses adeptes, n’est-ce pas là un otium d’aujourd’hui ? Bien qu’elle reste toujours à écrire, le chercheur Alexandre Gauthier esquisse des repères jalonnant l’histoire du théâtre amateur au Québec, de ses premières manifestations à aujourd’hui. Petit à petit, les troupes se sont dotées de structures pour soutenir et faire reconnaître leurs activités.

J’ai entamé mon exploration de notre vaste sujet, presque totalement ignorante de ce milieu. Yoland Roy, directeur de la Fédération québécoise de théâtre amateur (FQTA), m’a généreusement guidée dans mes recherches pour tenter de dresser un état des lieux de la pratique. Après avoir assisté au 16e Gala des Arlequins organisé par la FQTA, je suis convaincue que la scène amateur, foisonnante et plurielle, contribue à la vitalité culturelle du Québec.

Deux articles présentent des pratiques de théâtre amateur d’autres continents, de la France et du Japon. La professeure Marion Denizot propose une brève typologie des « nouages » possibles entre amateur·es et professionnel·les à partir de deux structures françaises qui les favorisent, l’une à Bussang et l’autre à Rennes. Elle souligne combien ces échanges développés au fil du temps ne sont pas à sens unique, mais réciproques. Une troupe de vieillards dans un bidonville, du théâtre yakuza dans un sanctuaire shintoïste, un festival vieux de 50 ans dans une école en banlieue de Tokyo : trois exemples bien différents que Mikio Katayama, critique de théâtre, enseignant et chercheur japonais, a retenus pour illustrer la diversité de la pratique théâtrale en amateur dans son pays.

Dans cette mosaïque, il nous fallait quelques fragments traitant des troupes étudiantes. Cette variante du théâtre amateur a ses spécificités. Souvent, l’engagement dans l’un de ces groupes ne dure que le temps des études, mais il déclenche parfois des vocations professionnelles, plus fréquemment le désir de poursuivre cette activité en amateur·e. Un théâtre universitaire a été à l’origine d’une expérience portée par l’esprit de contestation de la jeunesse des années 1960 : Enzo Giacomazzi relate ici l’histoire du Festival mondial de théâtre de Nancy qui, pendant 20 ans, a bouleversé l’ordre institutionnel du théâtre. Sans doute plus modestes, mais d’une importance certaine pour le millier de cégépiens·es qui y participent chaque printemps, les Intercollégiaux de théâtre et de danse constituent des moments de rencontres et d’émulation dont Charleyne Bachraty rend compte dans son article. À partir de son expérience alors qu’il était étudiant, notre collaborateur Dominique Denis brosse le portrait d’une troupe hybride, Les Treize, fondée il y a bientôt 75 ans, à laquelle participent des interprètes issu·es de l’Université Laval, mais aussi de l’extérieur.

Le théâtre amateur se fait parfois outil de conscientisation et même de revendication. Le doctorant Simon-Olivier Gagnon retrace l’exemple d’une telle pratique militante : une dizaine de femmes sans emploi actives au sein de l’organisme ROSE du Nord ont raconté leur propre histoire en montant, en 2013, Ils sont fous ces gouvernements !

La figure de l’amateur traverse plusieurs œuvres de Roland Barthes, figure qu’il inscrit dans la tradition du loisir lettré, de l’otium, ce temps retrouvé. Mais cette figure chez l’essayiste renvoie aussi à une utopie politique, oserions-nous dire. Une société où l’amatorat (pour reprendre un néologisme inventé par le philosophe Bernard Stiegler) généralisé la libérerait de ses objectifs de productivité et de consommation. Les expériences, relatées dans notre dossier, de toutes ces personnes qui se consacrent librement à un travail artistique dessinent en filigrane la vision rêvée de Barthes.