Dossier JEU 191 ∙ Gestes d’écriture

Une langue au bout des doigts

© Kevin Calixte

« Pourquoi lire le théâtre », se demandait Philip Wickham dans le numéro 85 de Jeu. Plus récemment, dans le numéro 166, Raymond Bertin s’interrogeait : « le théâtre en livres, pour quoi faire ? ». Si ces questions semblaient pertinentes au moment où elles furent posées, il nous faut constater que l’écriture théâtrale est régulièrement étudiée par le prisme de son intérêt, d’une mission qui lui aurait été donnée. Pourquoi devrait-elle être utile alors que tant d’autres écritures ne sont pas soumises à cet apparent impératif ? Cette forme d’écriture peut-elle se faire en dehors des stéréotypes poussiéreux auxquels elle est généralement associée ?

Jeu a consacré plusieurs numéros aux auteurs et aux autrices¹, mais dans chacun d’eux, l’approche de l’écriture se tournait vers l’avenir, vers un discernement des nouveaux horizons qu’offraient les bouleversements dramaturgiques d’une époque. Une autre question nous est alors venue : pourquoi la pertinence de l’écriture théâtrale est-elle à chercher dans l’avenir ? Est-ce à dire qu’elle ne pourrait pas l’être dans notre présent ? Que retenons-nous des créations du passé et comment les gardons-nous actuelles ?

La notion de geste s’est imposée à nous comme l’angle d’approche qui nous permettrait non pas de questionner l’écriture depuis sa prétendue mission, mais plutôt d’en saisir les diversités. Un geste comme une échappée face à l’enfermement, et qui ne recherche en aucun cas l’uniformité. En effet, si celui-ci peut être saisi dans son observation au présent, il témoigne d’une action en phase de réalisation et propose une réponse à une situation pouvant comporter plusieurs issues possibles. Loin d’être un choix binaire, le geste ne peut être dissocié de celui ou celle qui l’initie. Dès lors, aborder l’écriture depuis cet acte concret signifie s’intéresser à la démarche qu’il traduit. Une autre question apparaît alors : qu’est-ce que le geste d’écriture raconte-t-il d’eux, d’elles, de nous ?

Tout au long de ce dossier qui, soulignons-le immédiatement, ne cherche nullement l’exhaustivité, plusieurs démarches seront abordées et observées. À travers nos recherches, nous avons tenté de donner la parole à plusieurs collaborateurs et collaboratrices qui agissent dans des domaines distincts, mais dont le point de convergence se situe dans l’écriture théâtrale. Trois aspects principaux ont conduit la rédaction de ce dossier : ce qui anime l’écriture théâtrale aujourd’hui, la manière dont les gestes d’écriture se développent et s’incarnent et enfin, les issues et les destinataires de ces écritures. Aucun des textes n’apporte une réponse définitive, mais tous nous mènent à repenser notre approche de la dramaturgie et peut-être aussi à saisir les problématiques extérieures qui en influencent la genèse. Aborder les gestes d’écriture nous entraîne inévitablement à témoigner de notre époque et de ses enjeux, qu’ils soient politiques ou sociétaux. Car ils traduisent nos doutes, nos peurs aussi, parfois, et nos propres paradoxes ; c’est en tous cas ce qu’expliquait Marguerite Duras lorsqu’elle déclarait : « Le doute, c’est écrire. Donc c’est l’écrivain, aussi. Et avec l’écrivain tout le monde écrit² ».

Plus que jamais, à l’heure où nos sociétés démocratiques semblent vaciller pour toutes sortes de raisons, nous avons besoin de mots pour nous guider et nous accompagner dans les choix que nous aurons à faire demain. Les auteurs et autrices dramatiques nous tendent une main que nous nous devons de saisir. Sans avoir les réponses, ils et elles peuvent, par leurs gestes d’écriture, créer, sous nos yeux, un monde de possibles. Toutefois, ce monde ne peut se construire par leurs seuls efforts. Ils et elles ont besoin de nous, publics, lecteurs et lectrices pour faire résonner leur parole et que celle-ci perpétue une pensée vivante, multiple, musicale, sensuelle – capable d’enchantement.

Enzo Giacomazzi et Philippe Mangerel


¹ Pensons notamment aux numéros 8, 21, 78, 98 et 120, publiés entre 1978 et 2006.
² Marguerite Duras, Écrire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 22.