Que je le dise d’emblée: Waiting for Godot a été de toutes les pièces vues à Stratford cette année celle qui m’a procuré le plus pur plaisir théâtral. Une respiration, une pause après la loquacité, voire l’exubérance, des pièces de Shakespeare; une détente après la quête de sens qui avait orienté mon expérience de spectatrice francophone à Stratford. Car Beckett en anglais demeurait Beckett, et cette pièce que je connaissais presque par cœur avait bien pour particularité, je ne pouvais que m’en réjouir, de résister au sens, tout au moins à l’assignation d’un seul sens. Comme Vladimir et Estragon, j’allais donc pouvoir tranquillement attendre Godot, ayant toutefois l’avantage sur eux de savoir qu’il ne viendrait pas. Qui aurait pensé que Shakespeare pouvait préparer à Beckett?
Bien sûr, cette disposition exceptionnelle n’était qu’une des raisons pour lesquelles ce spectacle allait devenir un de mes meilleurs souvenirs de Stratford. Il fallait aussi que cette production de l’une des pièces les plus connues de Beckett soit à la hauteur de mes attentes. Et, à tous les niveaux, je dirais sans hésitation qu’elle l’a été. D’abord, je voudrais souligner l’intelligence de la mise en scène: Jennifer Tarver (dont j’avais vu l’excellent Pinter l’année dernière, mais qui avait aussi été remarquée pour son Krapp’s Last Tape en 2008) a su merveilleusement dosé le tragique et comique, l’ennui et le divertissement, les mots et le silence, les mouvements et les pauses. Par cet équilibre, ce spectacle a pour moi frôlé la perfection.
Ensuite, il faut noter la qualité des acteurs: la justesse de l’interprétation de Tom Rooney (Vladimir) et Stephen Ouimette (Estragon), dont la complicité est profonde; la prestation remarquable de Brian Dennehy (l’une des vedettes du festival) en Pozzo; le jeu exceptionnel de Randy Hugson, qui incarne un Lucky lourdement handicapé, avec un corps tout en contorsions et une bouche entrouverte qui laisse échapper abjectement un filet de bave. Rarement le monologue insensé de Lucky aura réussi, peut-on le supposer, à garder à ce point l’attention du spectateur, qui loue tout autant l’interprétation du comédien que la pantomime comique de Vladimir et Estragon, tentant par leurs seuls gestes d’arrêter cette torture par les mots.
De même, le théâtre Tom Patterson, avec son public disposé de trois côtés de sa scène rectangulaire, m’est apparu comme un lieu idéal pour cette pièce de Beckett. D’une part, ce théâtre qui permet un plus grand engagement du public nous fait penser que le temps de la représentation chez Beckett n’est pas seulement le temps pur de l’attente: qu’il est également le temps du jeu et du divertissement – les deux étant en fait indissociables. Jamais ne nous serons sentis plus près des personnages de Beckett, avec qui nous finissons bien par nous résigner, sans trop de mal, à passer le temps. D’autre part, cet aménagement de l’espace théâtral, qui nous fait voir tout à la fois le spectacle et les spectateurs, nous rappelle que le théâtre de Beckett, malgré son apparente abstraction, ne se distingue jamais complètement du «vrai monde», qui lui aussi peut à tout moment se transformer en spectacle.
En outre, on pourrait dire que la véritable trouvaille de cette production demeure la scénographie de Teresa Przybylski, qui a conçu l’aire de jeu comme une route (d’un blanc lumineux) serpentant entre deux hors-scènes, dans lesquels disparaîtront parfois les personnages de façon spectaculaire – en particulier Lucky dont les bruits métalliques et cacophoniques des ustensiles de cuisine qu’il transporte sur son dos se répercutent à l’extérieur de la scène. À l’instar du chronotope de Bakhtine, il s’agit en quelque sorte d’une projection concrète, dans l’espace de la scène, du concept du temps, dont on sait qu’il est central chez Beckett. Mais surtout, il me semble que la plus grande efficacité théâtrale de cette scénographie est dans la contrainte qu’elle impose aux acteurs, qui l’arpenteront constamment sans ne jamais aboutir nulle part, donnant une image au piétinement de l’action. Quant à l’amalgame de métal et de branches qui constituera l’arbre et à la boule lumineuse composée de fibres de verre qui tiendra lieu de lune (dont les déplacements sont accompagnés d’un bruit mécanique), leur caractère stylisé et artificiel offrira suffisamment de résistance à la représentation pour constituer un garde-fou nous protégeant d’une lecture réaliste.
Finalement, je voudrais dire un mot sur l’environnement sonore de Jesse Ash, au début et à la fin des actes, qui, de façon très ingénieuse (par le mélange absolu de bruits de foule et de bruits de la nature) semble transposer ces «voix mortes» évoquées au deuxième acte par Vladimir et Estragon comme des voix qui «chuchotent», «murmurent» et «bruissent» ou, plus métaphoriquement, mais aussi plus indistinctement, «comme un bruit de plumes», «de feuilles» ou «de cendres». On a beau connaître le texte de Beckett, la production de Stratford nous incite à le réécouter, le relire, le redécouvrir, ce qui est bien en dernière instance la preuve d’une grande mise en scène. Non sans paradoxe, on ne se lasse pas, avec Vladimir et Estragon, d’attendre Godot. À quand le prochain Beckett de Jennifer Tarver?
Waiting for Godot. Texte: Samuel Beckett. Mise en scène: Jennifer Tarver. Au Tom Patterson Theatre jusqu’au 20 septembre 2013.
Que je le dise d’emblée: Waiting for Godot a été de toutes les pièces vues à Stratford cette année celle qui m’a procuré le plus pur plaisir théâtral. Une respiration, une pause après la loquacité, voire l’exubérance, des pièces de Shakespeare; une détente après la quête de sens qui avait orienté mon expérience de spectatrice francophone à Stratford. Car Beckett en anglais demeurait Beckett, et cette pièce que je connaissais presque par cœur avait bien pour particularité, je ne pouvais que m’en réjouir, de résister au sens, tout au moins à l’assignation d’un seul sens. Comme Vladimir et Estragon, j’allais donc pouvoir tranquillement attendre Godot, ayant toutefois l’avantage sur eux de savoir qu’il ne viendrait pas. Qui aurait pensé que Shakespeare pouvait préparer à Beckett?
Bien sûr, cette disposition exceptionnelle n’était qu’une des raisons pour lesquelles ce spectacle allait devenir un de mes meilleurs souvenirs de Stratford. Il fallait aussi que cette production de l’une des pièces les plus connues de Beckett soit à la hauteur de mes attentes. Et, à tous les niveaux, je dirais sans hésitation qu’elle l’a été. D’abord, je voudrais souligner l’intelligence de la mise en scène: Jennifer Tarver (dont j’avais vu l’excellent Pinter l’année dernière, mais qui avait aussi été remarquée pour son Krapp’s Last Tape en 2008) a su merveilleusement dosé le tragique et comique, l’ennui et le divertissement, les mots et le silence, les mouvements et les pauses. Par cet équilibre, ce spectacle a pour moi frôlé la perfection.
Ensuite, il faut noter la qualité des acteurs: la justesse de l’interprétation de Tom Rooney (Vladimir) et Stephen Ouimette (Estragon), dont la complicité est profonde; la prestation remarquable de Brian Dennehy (l’une des vedettes du festival) en Pozzo; le jeu exceptionnel de Randy Hugson, qui incarne un Lucky lourdement handicapé, avec un corps tout en contorsions et une bouche entrouverte qui laisse échapper abjectement un filet de bave. Rarement le monologue insensé de Lucky aura réussi, peut-on le supposer, à garder à ce point l’attention du spectateur, qui loue tout autant l’interprétation du comédien que la pantomime comique de Vladimir et Estragon, tentant par leurs seuls gestes d’arrêter cette torture par les mots.
De même, le théâtre Tom Patterson, avec son public disposé de trois côtés de sa scène rectangulaire, m’est apparu comme un lieu idéal pour cette pièce de Beckett. D’une part, ce théâtre qui permet un plus grand engagement du public nous fait penser que le temps de la représentation chez Beckett n’est pas seulement le temps pur de l’attente: qu’il est également le temps du jeu et du divertissement – les deux étant en fait indissociables. Jamais ne nous serons sentis plus près des personnages de Beckett, avec qui nous finissons bien par nous résigner, sans trop de mal, à passer le temps. D’autre part, cet aménagement de l’espace théâtral, qui nous fait voir tout à la fois le spectacle et les spectateurs, nous rappelle que le théâtre de Beckett, malgré son apparente abstraction, ne se distingue jamais complètement du «vrai monde», qui lui aussi peut à tout moment se transformer en spectacle.
En outre, on pourrait dire que la véritable trouvaille de cette production demeure la scénographie de Teresa Przybylski, qui a conçu l’aire de jeu comme une route (d’un blanc lumineux) serpentant entre deux hors-scènes, dans lesquels disparaîtront parfois les personnages de façon spectaculaire – en particulier Lucky dont les bruits métalliques et cacophoniques des ustensiles de cuisine qu’il transporte sur son dos se répercutent à l’extérieur de la scène. À l’instar du chronotope de Bakhtine, il s’agit en quelque sorte d’une projection concrète, dans l’espace de la scène, du concept du temps, dont on sait qu’il est central chez Beckett. Mais surtout, il me semble que la plus grande efficacité théâtrale de cette scénographie est dans la contrainte qu’elle impose aux acteurs, qui l’arpenteront constamment sans ne jamais aboutir nulle part, donnant une image au piétinement de l’action. Quant à l’amalgame de métal et de branches qui constituera l’arbre et à la boule lumineuse composée de fibres de verre qui tiendra lieu de lune (dont les déplacements sont accompagnés d’un bruit mécanique), leur caractère stylisé et artificiel offrira suffisamment de résistance à la représentation pour constituer un garde-fou nous protégeant d’une lecture réaliste.
Finalement, je voudrais dire un mot sur l’environnement sonore de Jesse Ash, au début et à la fin des actes, qui, de façon très ingénieuse (par le mélange absolu de bruits de foule et de bruits de la nature) semble transposer ces «voix mortes» évoquées au deuxième acte par Vladimir et Estragon comme des voix qui «chuchotent», «murmurent» et «bruissent» ou, plus métaphoriquement, mais aussi plus indistinctement, «comme un bruit de plumes», «de feuilles» ou «de cendres». On a beau connaître le texte de Beckett, la production de Stratford nous incite à le réécouter, le relire, le redécouvrir, ce qui est bien en dernière instance la preuve d’une grande mise en scène. Non sans paradoxe, on ne se lasse pas, avec Vladimir et Estragon, d’attendre Godot. À quand le prochain Beckett de Jennifer Tarver?
Waiting for Godot. Texte: Samuel Beckett. Mise en scène: Jennifer Tarver. Au Tom Patterson Theatre jusqu’au 20 septembre 2013.