Critiques

Le monde possible au/du théâtre

Contre toute attente, The Physicists, la pièce de l’auteur suisse de langue allemande Dürrenmatt, qui date de 1962 et évoque le contexte politique de la guerre froide, m’est apparue plus actuelle que celle de l’auteur canadien anglais, John Mighton, Possible Worlds, créée en 1988, et cela malgré sa mise en scène futuriste.

The Physicists

À voir cette excellente production de The Physicists (dans une nouvelle adaptation de Michael Healey), on peut souhaiter que Dürrenmatt soit aussi redécouvert en français sur les scènes québécoises. Tragi-comédie hybride qui combine l’absurde à la réflexion du théâtre de Brecht, la pièce de Dürrenmatt décape de façon efficace le cliché du scientiste fou et le lieu commun d’une science sans conscience.

Rien de bien original à cette histoire de trois savants qui ont fait croire qu’ils étaient fous pour empêcher que leurs découvertes conduisent à l’extinction de l’humanité. Le génie de Dürrenmatt tient au fait que cet argument permet de jouer astucieusement de l’illusion théâtrale en faisant basculer non seulement les doubles rôles des physiciens, mais aussi celui de la médecin chef, Mathilde von Zahnd, jouée par une Seana McKenna bossue, démente et assoiffée de pouvoir – rappelant le rôle de Richard III qu’elle a admirablement tenu en 2011.

Sans en remettre sur la caricature et le comique, Miles Potter crée un monde baroque où le dérèglement des doubles est à l’image du portrait, accroché sur le mur du fond de la scène, de la médecin chef défigurée par le soulier d’une infirmière (assassinée).

Si on est d’abord dupe du jeu des savants qui se font passer pour Einstein et Newton, on pourrait soupçonner que le personnage de Möbius (joué remarquablement par Geraint Wyn Davies), montre que la folie et la raison n’ont, comme le fameux ruban, qu’une seule face: celle de la vérité. Car au bout du compte, c’est ce personnage au nom emblématique qui porte tout le sens de la pièce, en invoquant la sagesse légendaire du roi Salomon, qui lui apparaît en rêve.

La pièce de Dürrenmatt a montré que l’aporie (de Raymond Aron) de la guerre froide, « paix impossible, guerre improbable », trouve écho dans les illusions du théâtre de l’absurde. Par-delà les contextes politiques spécifiques, le théâtre peut être (comme l’asile ou le mythe) la scène inattendue des dilemnes moraux de la science.

Possible Worlds

Est-ce la pièce de Mighton qui a mal vieilli ou qui peine à se distinguer de l’excellente adaptation cinématographique de Robert Lepage en 2000? Le défi de Mitchell Cushman était grand: non seulement renouveler en scène une pièce qu’il avait déjà montée deux fois, mais créer ingénieusement dans l’espace concret du théâtre les mondes possibles abstraits d’une théorie philosophico-scientifique.

D’abord, le choix de faire jouer les comédiens sur une scène remplie de quelques centimètres d’eau, n’a pas donné les effets escomptés. Au lieu de suggérer la fluidité ou l’étrangeté d’un monde imaginaire qui se démultiplie, empêchant tout ancrage des personnages dans le sol d’une réalité univoque, l’eau dans lequel « barbotent » les comédiens tout habillés évoque surtout l’inconfort.

Certes, la scénographie stylisée d’Anahita Dehbonehie, avec les cubes accrochés illuminés (pour représenter les boîtes avec les cerveaux de rat) et les boîtes empilées (qui suggèrent la précarité des lieux), évoque par ses formes géométriques et ses couleurs le monde abstrait des vérités formelles, de même qu’elle tire profit de la réflexion de l’eau. Mais en combinant des éléments futuristes (comme les projections géantes dans l’eau activées par la main) et les trucs de magie (par exemple les verres qui ne se vident pas), Cushman conçoit un univers de science-fiction qui ne colle pas tout à fait à l’imaginaire de la pièce.

La production de Possible Worlds de Stratford nous rappelle peut-être surtout que l’illusion théâtrale n’a pas besoin d’artifices pour représenter les mondes possibles, fussent-ils ceux de la science.

The Physicists

Texte : Friedrich Dürrenmatt. Mise en scène : Miles Potter. Au Tom Patterson Theatre jusqu’au 3 octobre 2015.

Possible Words

Texte : John Mighton. Mise en scène : Mitchell Cushman. Au Studio Theatre jusqu’au 19 septembre 2015.

À propos de

Johanne Bénard enseigne la littérature française du XXe siècle au Département d’Études françaises de l’Université Queen’s (à Kingston en Ontario). Son intérêt pour le théâtre l’amène à fréquenter les théâtres de Montréal et de Stratford. Spécialiste de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, son travail de recherche porte actuellement sur les rapports entre l’œuvre de Céline et le théâtre de Shakespeare.