Critiques

Face-à-face : Pas de deux entre deux

L’hybridité serait-elle la mère de toutes les visions ? Elle se glisse partout dans la création, de la littérature à la scène, en passant par les arts visuels. Jérémie Niel (Noir, La Campagne) y réfléchit depuis longtemps, lui, l’artiste de théâtre amoureux des autres disciplines, de la danse en particulier. Avec Face-à-face, il ajoute une couche à cette démarche : l’entre-deux du réel et de la fiction.

Fabrice Gaëtan

Sur un plateau complètement peint en noir et vide, le spectacle s’annonce telle une conférence où le metteur en scène Félix-Antoine Boutin et la danseuse Louise Bédard se présentent aux spectateurs et spectatrices. Il et elle échangent à propos de leur art respectif en se toisant jusqu’au malaise. Pourrait-il en être autrement entre un homme qui pense trop et une femme qui bouge mieux qu’elle ne parle ?

Peu à peu, les deux artistes vont muer et faire apparaître des personnages qui semblent s’emparer de leur corps et de leur esprit. Comme si la danseuse devenait comédienne et le metteur en scène, danseur. Il et elle feront des allers-retours constants entre ces entités ambiguës.

Voulu ou non, cela cause parfois des ruptures de tons et de rythme pas tant déroutantes que redondantes. En même temps, il s’agit d’un apport comique à une création qu’on pressentait plutôt cérébrale au départ.

Fabrice Gaëtan

Dans un tel face-à-face, le théâtre révèle ses limites beaucoup plus que la danse. Privé de parole, devenant muet, le personnage de Louise Bédard réussit tout de même à s’exprimer par des gestes, des mimiques ou des sons. Plus tard, elle accomplit un solo émouvant où l’on reconnaît le vocabulaire corporel de la chorégraphe Catherine Gaudet.

Le personnage de Félix-Antoine Boutin, par contre, se montre nerveux et inquiet. Il s’essaie à la danse en occupant toute la scène. Cette tentative manque toutefois de spontanéité et/ou d’une motivation davantage ancrée en lui, comme le lui fait remarquer Louise Bédard. Le néo-danseur finit d’ailleurs par s’embourber dans ses grands membres, totalement entortillé au sol.

Cinéma, peinture, chanson

Jérémie Niel ne se contente pas de faire se confronter les arts de la scène. Son œil cinématographique fait émerger des scènes d’incommunicabilité à la Michelangelo Antonioni ou de brouillard romantique – grâce à une machine fumigène – à la Casablanca. Les deux interprètes chanteront aussi une version amusante de Over the Rainbow, issue du film Le Magicien d’Oz. Le chef-d’œuvre de la mise en abyme, le tableau Les Ménines de Diego Vélasquez, est également évoqué, avec raison, au sein d’un spectacle dans un spectacle.

Fabrice Gaëtan

Toutes ces références servent le propos de la pièce. Autre exemple : Louise Bédard imitera les grands gestes de bras que faisait la chanteuse Dalida dans les années 1970. Faut-il mentionner que sa chanson à succès Paroles, paroles répétait « encore des mots, toujours des mots, rien que des mots »…

Le metteur en scène s’amuse donc à déjouer les attentes. Il entremêle les genres en explorant ce qu’il est possible de réaliser sur une scène en étant soi-même, en jouant un personnage ou en inversant les rôles. Le texte navigue entre une langue de tous les jours et des élans poétiques. Hybridité ? Fusion ? Quelque chose comme un pas de deux entre deux.

Jérémie Niel rêve de corps qui parlent et de têtes qui se taisent. Son fantasme de mariage danse-théâtre n’est pas si fou. Quand on voit ce que d’excellent·es interprètes comme Louise Bédard et Félix-Antoine Boutin peuvent accomplir, il est permis de continuer de rêver.

Face-à-face

Création et mise en scène : Jérémie Niel. Chorégraphies : Catherine Gaudet. Assistance à la mise en scène : Ariane Lamarre. Éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Son : Jean-Sébastien Côté et Ariane Lamarre. Costumes : Léonie Blanchet. Accessoires : Karine Galarneau. Direction de production : Kevin Bergeron. Direction technique et régie : Jérôme Guilleaume. Captation vidéo et bande-annonce : Sylvio Arriola. Prise de son et mixage sonore : Julia Innes. Avec Louise Bédard et Félix-Antoine Boutin. Une coproduction de Danse-Cité et de Pétrus, présentée au Théâtre La Chapelle jusqu’au 11 avril 2021.